Extrait de mon livre Fête des Fous, Saint-Jean et Belles de mai. Une histoire du calendrier (Le Seuil, 2008, p. 17-30)
Les « jours gras » par opposition au carême, temps de jeûne qui suit.
L’année commence par le « temps premier » (primum tempus), le printemps, précédé lui-même par le Carnaval, un laps de temps court et bien déterminé de suspension des règles de vie ordinaires, temps d’inversions et de licence. Ce renversement de l’ordre établi, où les petits deviennent grands, était déjà connu des civilisations antiques pour marquer la période de passage du début de l’année, temps hors du temps. Ce moment « purificateur » fut plus ou moins bien accepté au fil des siècles, en particulier, depuis l’avènement du christianisme, par les autorités ecclésiastiques. Les Pères de l’Eglise critiquèrent très tôt la fête romaine des Kalendae Januariae, fête des « Calendes de janvier », répandue chez tous les peuples dominés par Rome et donnée en l’honneur de Janus, le dieu à deux têtes, et célébrée après l’institution du Nouvel An le 1er janvier par Jules César (en 45 avant J.-C.) : Tertullien à la fin du IIe siècle, puis saint Ambroise de Milan († 387), saint Augustin († 430), son contemporain saint Jean Chrysostome († 407), ou encore Césaire († 543), évêque d’Arles qui interdisait à ses prêtres de tolérer devant les églises ces cortèges d’hommes déguisés « en cerf ou en petite vieille ». Les déguisements féminins ou de bêtes sauvages revenaient en effet souvent dans les critiques des « monstrueuses apparences » aux excès indécents, sautant et dansant dans un grand vacarme, « comme s’ils s’étaient changés en créatures sauvages et n’étaient plus des hommes »[1].
Ces mascarades se sont définitivement calées en Europe à la veille du Carême, temps chrétien de jeûne et d’austérité de « quarante » jours qui précède Pâques. Le Mercredi des Cendres, qui débute le Carême, a été institué au concile de Bénévent en 1091. Mentionné pour la première fois au début du XVIe siècle par le poète de la Renaissance Mellin de Saint-Gelais († 1558), le Carnaval désigne cette période des « jours gras », à l’avènement du printemps. Selon une étymologie répandue, le mot vient d’une altération du génois carneleva, « enlève-chair », qui a donné le mot italien carnevale. Cet adieu à la chair (à la viande) prit donc ses références grâce au Carême qui le suit. Toutefois, pour l’historienne Anne Lombard-Jourdan, l’appellation « Carnaval » désignait primitivement le moment où les cerfs perdaient leurs bois, en février, phénomène qui annonçait un renouveau : le mot « Carnaval », issu du latin cornu, corne des animaux et plus spécialement bois du cerf, désignerait en effet le moment où la « corne va à val » ou « avale », c’est à dire tombe. Les rites accompagnant cette chute des bois des cerfs remontent très haut dans le temps, à une époque où l’homme était essentiellement chasseur : une part était offerte à la divinité et le groupe consommait le reste en un repas communautaire, suivi d’un débordement de joie, de danses et de bruit[2].
Suivant les endroits, le Carnaval dure le temps d’une journée, le Mardi-Gras ; il s’étale souvent sur plusieurs jours, de trois à sept, voire également sur plusieurs dimanches. La période, mobile puisqu’elle dépend de la date de Pâques, débute au plus tôt à la Chandeleur, le 2 février, mais les mascarades peuvent être avoir lieu dès janvier. Les manifestations du Mercredi des Cendres sont parfois encore liées au Carnaval avec la mort du roi ou du mannequin de paille qui symbolise cette période joyeuse. Fête exportée avec le christianisme, le Carnaval est maintenant connu dans les pays chrétiens du monde entier (Antilles, Brésil, Philippines…).
A l’heure actuelle, la fonction du Carnaval, « assagi » et remis en valeur quand il a été oublié, a changé, car le Carême n’est plus évocateur de privations. Même si elle présente un attrait touristique indéniable, la fête, synonyme de cohésion sociale, reste avant tout un marqueur fort de l’identité communale.
L’année nouvelle
Pour tous, le printemps était une saison inquiétante car, avec le blé qui levait, des forces infernales se réveillaient du sol où l’on enterrait les morts. L’Au-delà était donc très présent et l’année nouvelle elle-même cachait des incertitudes (mort, maladies, épidémies, catastrophes naturelles) qui pouvaient conduire du jour au lendemain à la misère, à la famine. En février, du temps d’Ovide au début de notre ère, les morts erraient sous forme de flammes dans les cimetières de Rome et l’une des fonctions du Carnaval est justement de réagir contre ces surgissements d’esprits pour les renvoyer dans leur demeure obscure. Des temps complexes de logique à l’envers ont toujours accompagné la renaissance de l’année nouvelle, comme pour mieux la régénérer et lui insuffler son énergie dans son mouvement pendulaire. L’image du souffle appartient d’ailleurs à cette période, comme nous le voyons avec le pet de l’ours libérateur à la sortie de l’hiver au moment de la Chandeleur ; avec la fortune de saint Blaise fêté le 3 février (qui incarne le verbe allemand blasen, souffler), ou avec le soufflet, instrument souvent présent dans nos carnavals.
Déjà à Babylone, au début du IIe millénaire avant J.-C., lors de la fête des Sacées, un condamné à mort prenait la place du roi, qui vivait, lui, comme un simple citoyen pendant cinq jours. Ce « roi » provisoire finissait par être exécuté. « Le jeu, ou plutôt le rite, remet à neuf la mécanique subtile des rapports sociaux », écrit à ce propos l’anthropologue Daniel Fabre[3]. Le livre d’Esther dans la Bible rappelle encore cette inversion qui avait valu au Ve siècle avant J.-C. à Mardochée, l’oncle d’Esther, de se promener à cheval dans les rues de Suse, couvert du manteau royal. Aman, le ministre du roi Assuérus, qui avait fomenté le projet d’exterminer tous les juifs du Royaume, avait fini par être lui-même pendu grâce à la célèbre supplique d’Esther, jeune juive devenue reine qui avait plaidé pour son peuple. Pendant cette fête, toujours commémorée au printemps lors de la fête juive de Pourim, les inversions sont de mise, comme ces écoliers qui commandent à leur professeur. Dans la Rome antique au moment du solstice d’hiver, la fête des Saturnales connaissait de grands et joyeux repas où le maître recevait à sa table ses esclaves, allant même jusqu’à les servir. On revivait l’Age d’Or, âge mythique où tous les hommes étaient égaux, décrit par Hésiode, poète grec (probablement au VIIIe s. avant J.-C.), dans Les travaux et les jours. Cette fête domestique, sans doute plus sage que la simple évocation des « libertés de décembre » ne le laisse penser, fut suivie à une époque assez tardive, vers la fin de la République (- 30 avant J.-C.), par les Calendes de janvier dix jours plus tard, en l’honneur du très ancien dieu Janus aux deux visages, l’un tourné vers le passé, l’autre vers l’avenir. Ces calendes occasionnaient de bruyantes mascarades urbaines et des jeux d’inversion de sexe et de rang, auxquelles nos carnavals modernes ressemblent fort malgré les récriminations des Pères de l’Eglise citées plus haut.
Les fêtes des Fous
Plus près de nous, dans la seconde partie du Moyen Age et en milieu urbain également, la fête des Fous permettait de se moquer des autorités dans les grandes villes d’Europe occidentale au moment de la nouvelle année, début janvier pour la fête de la Circoncision, à l’Epiphanie, ou à son octave le 13 janvier. L’Eglise était principalement visée : c’était alors une institution toute-puissante, puisqu’elle canalisait le temps et les activités sociales grâce à son découpage du calendrier liturgique. Il conviendrait de parler « des » fêtes des Fous au pluriel car, comme le précise l’historien Yves-Marie Bercé, s’affirmait « la tendance à nommer dans le règne de folie autant de dignitaires que la société de la réalité quotidienne en faisait paraître »[4]. Ainsi, lors de la semaine qui suit Noël, plusieurs jours étaient consacrés aux ecclésiastiques qui élisaient à cette occasion leurs prélats festifs[5]. La fête des Fous la plus célèbre pour ses abus était la fête des sous-diacres, des « diacres saoûls », comme l’a écrit le philologue Du Cange qui, cherchant à comprendre le sens de cette fête, pensait à un jeu de mots[6]. Fête joyeuse devenue sacrilège, elle se caractérisait par de bruyants défilés costumés dans les rues et les églises, mêlant clercs et laïcs, et donnant lieu à des excès inégaux, avec présence de montures burlesques, ânes chargés de « Maries parfois peu virginales » pour reprendre la description de Daniel Fabre[7].
Les clercs élisaient un « évêque de la Déraison », un « abbé de la Malgouverne » ou un « pape des Fous », volontairement choisi parmi les « fols » ou simples d’esprit. L’image du souffle est également présente dans le choix du fol, être vide esventé, puisque le mot latin follis désignait un ballon ou un soufflet pour le feu. L’Eglise connaissait aussi à cette époque la fête mieux contrôlée des Saints-Innocents le 28 décembre, où un enfant de chœur prenait la place de l’évêque dans sa cathédrale. Elle finit par exiger la suppression de ces fêtes irrévérencieuses et, pourtant, elle s’était montrée tolérante au départ, car, après tout, on se moquait de l’institution ecclésiale et non du Christ lui-même[8]. En 1098, l’évêque de Paris Eudes de Sully parlait simplement de la « réformer ». Mais, en raison des abus répétés, les condamnations se multiplièrent dans les conciles provinciaux et synodes diocésains, et les fêtes des Fous furent rayées du calendrier à partir du XVe siècle, en particulier à la suite de la condamnation du Concile de Bâle le 2 juin 1435. Les autorités civiles n’aimaient pas plus ces fêtes qui conduisaient à des désordres et certaines affaires allèrent même devant la justice. Au moment du concile de Tolède en 1566 et, plus tard sous Louis XIV, on trouvait pourtant encore des manifestations de la fête des Fous, par exemple chez les Cordeliers d’Antibes en 1645.
Sa majesté Carnaval
Un roi du Carnaval plus grand que nature et fait généralement en carton-pâte, symbolise le Carnaval des villes. Bien que son char et ceux qui le précèdent soient voués à la destruction, ils sont ornés artistiquement autour d’un thème donné, raillant volontiers l’actualité selon le principe carnavalesque qui consiste à se moquer des autorités. Dans les campagnes, il s’agit d’un mannequin de paille dressé à l’avance : autrefois, on l’élevait dans un champ ensemencé pour fermenter la terre de ses cendres. Rois ou mannequins de paille, ces géants sont soigneusement élaborés et habillés d’habits voyants. Leur « royauté » est éphémère et ils finissent brûlés, décapités ou noyés, soit à la fin des jours gras, soit le Mercredi des Cendres ou à la Mi-Carême. Véritables boucs émissaires visibles et tangibles incarnant l’hiver et la vieille année, ces personnages nommés « Carnaval », « Carême-prenant », « Caramentran »… aident à remplir la fonction satirique de la période : après un jugement sommaire dans les rires et les chansons, ils sont accusés publiquement de tous les maux de la collectivité. Leur mise à mort engendre l’hilarité.
S’ils sont, pour certains, de sortie au Carnaval, les géants du Nord de la France et des Flandres, n’ayant pas la même fonction, ne sont pas détruits. Figures emblématiques de leur ville, ils doivent leur élaboration à un héros réel ou mythique de l’histoire de la cité qui les garde jalousement. Nées à partir du XVe siècle, ces effigies tutélaires, promenées chaque année à des dates précises, étaient censées exorciser les peurs de « l’ailleurs ».
Les mascarades
Exécutés dans le bruit (pétards, sonnailles, chants, cris, musique…), les défilés, danses, sautillements ou rondes de personnes déguisées, chapeautées et le visage parfois masqué ou grimé,– « réveillent la terre ». Les tournées des masqués sont protectrices et portent bonheur là où elles passent. Sous un aspect volontairement désordonné, leur itinéraire est en réalité très étudié.
Sacralisation du temps communautaire, le carnaval est originellement un acte rituel, calendaire. Nécessaire à son accomplissement, tout changement de vêtement s’assimile à un changement de la personne. Les masqués généreux et beaux, vêtus de riches habits (velours, soieries…) aux couleurs chatoyantes, lancent des noix, des petits pains ou des oranges et symbolisent l’abondance, l’année nouvelle, la vie et la fécondité. A leur côté se profilent des personnages laids et inquiétants habillés de haillons, de fourrures, de déguisements zoomorphes (cerfs, ours, loups, boucs, chevaux-jupons, vachettes…) ou couverts de végétaux naturels – paille, mousse… – et munis de baguettes, de balais ou de chaînes, qui évoquent la captivité et incarnent la stérilité de l’hiver et le gouffre de la mort. Les déguisements de ces masqués initiatiques, qui renvoient aux incertitudes de la destinée, peuvent être hideux, comme celui du personnage récurrent de l’Homme sauvage qui symbolise le monde non-civilisé de l’Au-delà. Ce double aspect des beaux et des laids se retrouve encore aujourd’hui dans de lointains héritiers que sont le généreux Saint-Nicolas (fêté le 6 décembre) et son affreux acolyte le Père Fouettard. Toujours dans cette logique de l’inversion, d’autres masqués évoquent la rencontre des contraires : les noirs encharbonnés et les blancs enfarinés, par exemple, qui rappellent aussi les phases lunaires, ou la version plus récente des chrétiens contre les maures. Dans les mascarades basques, la division est nette également, entre les rouges (les bons, les nobles, les gens honnêtes, où tout est ordre et harmonie) et les noirs (les méchants, les miséreux, les étrangers, où tout n’est que désordre et confusion). Leur alternance engendre le vêtement de l’énigmatique Arlequin, comme le constate Claude Gaignebet[9]. Dans cette même logique des contraires, les inversions des sexes ne sont pas rares. Du reste, une journée de la « semaine grasse » était parfois placée sous l’autorité des femmes, ainsi qu’en témoigne encore la Sainte-Agathe (5 février) en Bresse ou en Espagne, ou la journée dite « des Commères » ou « des Marottes », en Alsace, en Allemagne et aux Pays-Bas.
Les mascarades sont extrêmement diverses et chaque ville présente son originalité. Fête que le peuple se donne à lui-même comme l’observait Goethe à propos du Carnaval de Rome (1788), le Carnaval est le miroir de son identité rêvée : les spectateurs sont fascinés par le déploiement extraordinaire de certains défilés, à Rio, par exemple. Au Carnaval de Venise, carnaval de cour baroque par excellence où les logiques d’inversions de rang ou de sexe se cachent derrière de somptueux costumes, les participants qui sont le plus souvent des touristes, méconnaissables sous leurs masques et déguisements d’aristocrates du XVIIIe siècle, sont là, paradoxalement, pour se montrer.
Ces manifestations collectives concernent les populations par leur aspect magique et protecteur, aspect autrefois important pour conjurer les incertitudes que réservait l’année nouvelle. A la campagne, plus les personnages étaient rembourrés de paille (les paillards), plus cela était prometteur pour les récoltes. Depuis le bas Moyen-Age dans les villes, défilaient parfois aussi des groupements corporatifs « bourgeois » (blanchisseuses, bouchers…), dont la fonction était essentiellement représentative. Le plus souvent, conduits par un bœuf gras orné de rubans ou de fleurs, le bœuf viellé (ou villé, en Berry, déformé en violet), emblème corporatif et symbole de l’alimentation carnée, les bouchers s’exhibaient également un peu plus tard, à la Mi-Carême ou aux Rameaux. La tradition était encore bien vivante dans les gros bourgs et les villes de certaines régions rurales d’Europe dans les années 1950 : le bœuf était mis à mort, puis débité en morceaux et offert aux habitants, aux pauvres en particulier. A Barjols (Var), le 17 janvier pour la fête de saint Marcel (évêque de Die au Ve siècle), la fête des Tripettes, datée de 1350, est à rapprocher de cette coutume qui n’est pas antérieure à la formation des corporations médiévales.
Jusqu’au début du XXe siècle, les mascarades étaient parfois punitives. Les masqués se rendaient de porte en porte pour quêter des victuailles. Ces jeunes gens méconnaissables se devaient d’être bien accueillis sous peine de charivaris, punitions redoutées et humiliantes, réalisées dans le vacarme. Faites dans un esprit justicier comme lors des charivaris nocturnes, les farces de la jeunesse, garante de la morale, pouvaient être cruelles : les jeunes gens (et les hommes mariés constitués en tribunal) réprimaient sévérement les infidélités conjugales, les abus sexuels, les maris battus, les veufs trop vite remariés…, en promenant les infortunés à l’envers sur le dos d’un âne. On appelait asinade, azouade ou carnavalade cette promenade humiliante des maris ridicules. Plus sobrement, mais toujours pour des règlements de comptes, se produisaient de très anciens jeux de balles collectifs (la soule, la sioule, la choule… suivant les endroits), déjà décrits au XIIe-XIIIe siècle dans le Roman de Renart, par exemple, et encore attestés localement dans les années 1960. On retrouve ces jeux brutaux, où tous les coups étaient permis, à d’autres dates printanières : ils permettaient aux jeunes gens d’affronter les hommes mariés, qu’ils raillaient volontiers en les affublant de surnoms peu flatteurs (les « cornards »), et de briller auprès des jeunes filles, spectatrices très attentives.
Les enjeux amoureux
Si ces aspects répressifs ou querelleurs ont disparu, il subsiste les enjeux amoureux toujours bien vivants à l’avènement du printemps : la Saint-Valentin, fête des amoureux (14 février), n’est pas loin. Des aspersions en tout genre, annonciatrices de prospérité et de fécondité, continuent de promettre le bonheur aux jeunes filles à marier, les premières visées par les jeunes gens dans les courses-poursuites et les batailles, qu’elles soient de confettis, d’œufs, de farine, de lie de vin, etc. Les confettis sont nés dans les années 1892-1893 grâce à un ingénieur de Modane qui eut l’idée de remplacer par des rondelles découpées dans les déchets de papier utilisé dans l’élevage de vers à soie, les dangereuses dragées de plâtre lancées au Carnaval de Nice (confetto signifiant dragée en italien). Les batailles d’œufs et de farine, fréquentes aujourd’hui chez les collégiens, s’imposèrent avec l’immigration portugaise dans les années 1970. Dans certains Carnavals des régions rurales d’Europe, des jeux de l’ours sont parfois mimés : l’animal, capable de tenir debout comme l’homme sauvage, est capturé après avoir séduit les jeunes filles, et tué. Bientôt, il ressuscite et se remet à danser, symbolisant la nouvelle saison qui renaît après la mort de la vieille année. Cette fonction météorologique de l’ours, annonciateur du printemps et du retour de la fécondité, rappelle la légende de l’ours de la Chandeleur sortant de sa tanière pour voir le temps qu’il fait. Cette fonction est à rapprocher encore de celle de l’homme sauvage qui « sait le temps, le ressent, le rythme, et chante quand il change »[10]. De même, par son hibernation, l’ours entre dans les marges du sauvage, ces entrailles de la terre qui sont des royaumes infernaux qu’il convient de dominer par la vie et la prospérité.
L’abondance alimentaire
Lors des jours gras, comme leur nom l’indique, il est important de manger en quantité, ce que le Carême interdisait, car les viandes et les matières grasses étaient éliminés des menus en temps de jeûne. Les repas copieux, particulièrement celui du Mardi-Gras, comprenaient bouillons gras, râgouts de viandes, de pois, fèves, et autres aliments flatulents. Ils se terminaient par des pâtisseries restées traditionnelles : crêpes, gaufres, beignets ou bugnes, roussettes, rissoles… Ces pâtisseries « obligatoires », annonciatrices de la fécondité et du printemps (la crêpe, au même titre que la galette des Rois, est « ronde comme le soleil »), étaient également représentatives de l’économie agricole, car elles se confectionnent avec des ingrédients simples : des œufs, de la farine et du lait … dont on ne manquait pas au sortir de l’hiver. Ces gourmandises sont connues à d’autres dates voisines dans le calendrier : la Chandeleur (2 février) et la mi-Carême. En manger le plus possible promettait du bonheur, selon un principe cher aux fêtes, celui du « gaspillage cérémoniel »[11], car l’abondance promet l’abondance. « Manger, manger beaucoup, ne relève pas de l’hédonisme : c’est un rite », écrit l’ethnologue Claude Gaignebet[12]. Une valeur magique s’ajoute au « luxe » temporaire du mets cérémoniel.
Les temps ont changé et le carême n’est plus synonyme de privations. Malgré tout, ces pâtisseries des jours gras se dégustent toujours avec bonheur, car l’occasion de les manger reste rare.
[1] Faustin, évêque de Brescia en Italie au IVe siècle, cité par Du Cange, Glossarium mediae et infimae latinitatis, II, Paris, « cervula, cervulus » ; Françoise Monfrin, « La fête des calendes de janvier, entre Noël et Epiphanie », La Nativité et le temps de Noël. Antiquité et Moyen Age, Publ. Université de Provence, 2003, pp. 112-114.
[2] Aux origines de Carnaval, Odile Jacob, 2005, p. 81.
[3] Carnaval ou la fête à l’envers, Paris, Gallimard « Découvertes », 1992, p. 17.
[4] Fête et révolte. Des mentalités populaires du XVIe au XVIIIe siècle, Hachette, 1976, p. 28.
[5] Pendant les Douze Jours, qui vont de Noël à l’Epiphanie.
[6] Glossarium ad scriptores mediae et infimae latinitatis, 1678, « Kalendae ».
[7] Carnaval ou la fête à l’envers, éd. 1992, p. 56.
[8] Roland Auguet Fêtes et spectacles populaires, Paris, Flammarion, 1974, p. 30.
[9] Fêtes du monde. Europe, Ed. du Moniteur, 1980, p. 12.
[10] Daniel Fabre, op. cit., p. 33.
[11] Martine Segalen, J. Chamarat, emploient cette expression à propos du mariage, où l’on dépense sans compter, dans Amours et mariages de l’ancienne France, Berger-Levrault, 1981, p. 170.
[12] Le Carnaval, Payot, 1974, p. 120.
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