Les pauses du Carême et le 1er-Avril

En France, selon une pratique carnavalesque, des feux cérémoniels avaient lieu le premier dimanche de Carême appelé « dimanche des Brandons » ou « des Bordes » (ou « Bourdes »). Encore au début du XXe siècle, dans les vergers et les champs de nombreuses régions rurales, les jeunes gens allumaient des feux fixes en des points stratégiques autour d’un territoire[1], ou promenaient en chantant leurs brandons (du germanique *brand, tison), torches de paille enflammées, selon un rite protecteur et purificateur comparable à l’embrasement du mannequin du Carnaval, ou au lancement de disques enflammés connu encore dans le Nord de l’Alsace. Comme les bûchers fixes, ces feux mobiles étaient censés raviver le soleil, purifier le territoire, éloigner les dangers de « l’ailleurs » et débarrasser les champs des animaux nuisibles et des mauvaises herbes ; c’était aussi l’occasion de rapprochements entre les jeunes gens. Parfois allumés par les derniers mariés, ces feux impliquaient souvent la présence des jeunes couples de l’année qui n’avaient pas encore d’enfant. Apparaît clairement ici la fonction magique et fécondante du feu cérémoniel et de sa fumée, qui caractérise aussi les feux de la Saint-Jean.

A cette même époque, on « noyait les lampes » (le coup’ron dans les Ardennes, les Lichterschwemmen en Suisse), en jetant à la rivière des planchettes illuminées pour, disait-on, emporter ailleurs les veillées qui cessaient dès que le travail de la terre pouvait reprendre[2]. C’était évidemment une façon de renvoyer l’hiver.

LA mI-cARÊME

La Mi-Carême, un jeudi au milieu du Carême comme son nom l’indique (parfois le dimanche suivant), est également une pause attendue dans cette austère période de jeûne. Cette fête tardive aurait été instaurée en 1216 par Innocent III. A Rome, un corso (course de taureaux) se déroulait ce jour-là : à l’instigation du pape Paul III († 1549), ce corso s’accompagna d’un défilé de chars et de mascarades[3]. Cette journée se caractérise, comme Mardi-Gras, par une suspension des interdits et permet de revivre les traditions du Carnaval, avec farces, mascarades et abondance alimentaire (crêpes, gaufres, bugnes ou beignets). En Alsace, à Buschwiller dans le Sundgau, un garçon choisi parmi les conscrits, surnommé « le putois » (d’r Iltis), est déguisé en mannequin de paille portant une longue queue, et haut de près de quatre mètres avec son chapeau pointu. Il est promené par ses camarades armés de bâtons noueux qui le retiennent avec des cordes, quêtant des œufs ou de l’argent de porte en porte en chantant. A ceux qui ne donnent rien, les conscrits menacent de lâcher le putois dans le poulailler. Une coutume semblable a lieu dans une commune voisine, à Attenschwiller : accompagné de compagnons de son âge, un garçon de treize ans, couvert d’un costume de paille décoré de fleurs en papier, va quêter de porte en porte. Ces mannequins vivants qui appellent le renouveau tiennent de l’homme sauvage et, comme le géant de Carnaval, ils symbolisent l’hiver et les maux qui lui sont associés.

Cette journée printanière permet de « fendre (ou scier) la vieille », selon une expression connue en Europe qui personnalise le Carême. En Berry, en Limousin, dans le Quercy et en Auvergne, encore au milieu du XIXe siècle, une procession d’enfants armés de sabres ou de scies en bois accompagnait à la rivière un mannequin de paille, de bois ou d’argile représentant une vieille femme. Appelée « sorcière », la Vieille pouvait être également sciée ou brûlée. Dans les Alpes, à Saint-Jean-de-Maurienne par exemple, on découpait dans du papier des « rosses-vieilles » en forme de scies, que l’on accrochait dans le dos des gens et cette farce était encore connue à Turin au milieu du XXe siècle. Dans les pays méditerranéens (France, Italie, Espagne), on sciait ce jour-là une bûche qui représentait la Vieille de Carême dont on déplorait les souffrances dans la joie. Comme les mannequins vivants d’Alsace, cette créature appelée à disparaître est précieuse pour son existence temporaire. Symbolisant l’année finissante, cette Vieille évoque la stérilité avant le renouveau, et la journée de rires qui la « fend » rappelle celle du 1er avril.

Le 1er-Avril

Le 1er-Avril, (April’s Fool’s day, fête du Fou d’Avril, dit-on en Grande-Bretagne) est une journée qui dérive des fêtes d’inversion propres au Carnaval, une parodie des fêtes du début d’année. En Espagne, la journée des farces a lieu le 28 décembre, jour des Saints-Innocents, ce qui confirme la fonction carnavalesque de cette journée où les petits deviennent grands, où ceux qui font des farces sont pris au sérieux. La dérision domine le 1er-Avril, douze jours après l’équinoxe de printemps, en cette journée liée à l’avènement de la nouvelle saison qui soulage de l’hiver, et qui tombe en général pendant l’austère période du Carême. L’année débutait à ce moment-là, à quelques jours près : le 25 mars du Xe siècle jusqu’au début du XIIe siècle, et par endroits jusqu’au XIIIe siècle, selon le style de l’Annonciation, et à Pâques, en France jusqu’en 1564[4]. Dans un grand mouvement de modernisation des monarchies européennes, le XVIe siècle vit ainsi l’abandon des anciens styles (en particulier dans les années 1550-1570) au bénéfice du Nouvel An le 1er janvier

Avec les grandes découvertes du XVIe siècle, puis la colonisation, le Nouvel An s’est imposé dans le monde le 1er janvier et il est maintenant devenu courant de fêter l’avènement de la nouvelle année la nuit de la Saint-Sylvestre, à minuit pile.

Le 1er-Avril illustre bien le rire libérateur qui accompagne le renouveau, soulagement qui motivait ce rire autorisé à l’église le jour de Pâques ou de la Pentecôte jusqu’au XVIe siècle, à mettre en  parallèle avec le silence rompu des cloches[5].

Les plaisanteries, que l’on associe souvent à d’anciennes étrennes, sont ponctuées en France de l’expression énigmatique : « Poisson d’Avril ! ». Ces farces sont faites aux personnes de tout âge et de toute condition sociale, tandis que les plaisantins accrochent parfois dans leur dos la silhouette d’un poisson en papier. Claude Gaignebet voit dans cet accrochage la nécessité d’un « retournement » du temps que le geste même implique[6]. Différentes hypothèses peuvent justifier ce poisson. Il semble avant tout par sa présence se moquer des autorités, de l’Eglise en particulier qui impose le Carême, car il est l’un des rares aliments autrefois autorisés en période de jeûne. Par le nombre de ses œufs, le poisson évoque la vie et la fécondité, comme la poule ou le lièvre, autres animaux prolifiques célèbres au printemps. Une origine sémantique peut encore être avancée et donne au poisson une connotation érotique : le « maquereau », la « maquerelle », la « morue » sont des noms évocateurs d’amours illicites et de débordements sexuels. De même, la « vieille », autre nom du labre, poisson marin ridé, est le nom donné en France à l’année finissante ainsi qu’au Carême.

Les farces du 1er-Avril, qu’Arnold Van Gennep, grand folkloriste français († 1957), rapprochait des « farces de réception », étaient connues au moment du Carnaval, lors des veillées et des fêtes patronales ou professionnelles[7]. Répandues d’abord en milieu urbain, ces farces jouées aux nouveaux, sans aspects licencieux particuliers, représentaient une épreuve d’admission, forme de bizutage pour les jeunes apprentis qu’on envoyait chercher des objets introuvables : des passoires sans trous, de l’huile de coude ou des cordes à lier le vent, par exemple[8].


[1] Cette notion d’encerclement est importante, comme l’a remarqué Marie-France Gueusquin-Barbichon, dans « Protection des personnes et des espaces dans un village du Morvan », Ethnologie Française, 1981/3, p. 228.

[2] Colette Méchin note la transposition opérée par la pensée traditionnelle d’une notion temporelle (les veillées sont révolues) en notion spatiale (on les envoie plus loin). Saint Nicolas, Berger-Levrault, 1978, p. 59.

[3] Voir Yvonne de Siké, Fêtes et croyances populaires en Europe, Bordas, 1994, p. 105.

[4] 1564 marque le début de l’année civile en France au 1er janvier depuis le roi Charles IX.

[5] Colette Méchin, Saint Nicolas, 1978, p. 109 ; A. Van Gennep, Le folklore français, I, vol 3, éd. 1998, pp. 1013, sq.

[6] Fêtes du monde. Europe, Ed. du Moniteur, 1980, p. 11.

[7] Le folklore français, I, vol. 3, rééd. Robert Laffont « Bouquins », 1998, pp. 931, 932.

[8] Sur cet objet carnavalesque, voir Claude Gaignebet, Le Carnaval, Payot, 1974, chapitre IV, « La corde magique », p. 65, sq. On craignait autrefois les cordiers, populations isolées au Moyen Age au même titre que des lépreux, car les fabricants de cordes et de liens passaient pour des êtres magiques, dangereux et religieux à la fois. Ils avaient un lien privilégié avec l’Au-delà, car les vapeurs de chanvres auxquelles ils étaient soumis les y faisaient voyager. Vladimir Propp rapproche dans le conte l’échelle et la corde, moyens mécaniques de traversée qui permettent le voyage dans l’autre monde. (Les racines historiques du conte merveilleux, Gallimard, 1983, p. 279)

Le Carnaval et les temps d’inversion

Extrait de mon livre Fête des Fous, Saint-Jean et Belles de mai. Une histoire du calendrier (Le Seuil, 2008, p. 17-30)

Les « jours gras » par opposition au carême, temps de jeûne qui suit.

L’année commence par le « temps premier » (primum tempus), le printemps, précédé lui-même par le Carnaval, un laps de temps court et bien déterminé de suspension des règles de vie ordinaires, temps d’inversions et de licence. Ce renversement de l’ordre établi, où les petits deviennent grands, était déjà connu des civilisations antiques pour marquer la période de passage du début de l’année, temps hors du temps. Ce moment « purificateur » fut plus ou moins bien accepté au fil des siècles, en particulier, depuis l’avènement du christianisme, par les autorités ecclésiastiques. Les Pères de l’Eglise critiquèrent très tôt la fête romaine des Kalendae Januariae, fête des « Calendes de janvier », répandue chez tous les peuples dominés par Rome et donnée en l’honneur de Janus, le dieu à deux têtes, et célébrée après l’institution du Nouvel An le 1er janvier par Jules César (en 45 avant J.-C.) : Tertullien à la fin du IIe siècle, puis saint Ambroise de Milan († 387), saint Augustin († 430), son contemporain saint Jean Chrysostome († 407), ou encore Césaire († 543), évêque d’Arles qui interdisait à ses prêtres de tolérer devant les églises ces cortèges d’hommes déguisés « en cerf ou en petite vieille ». Les déguisements féminins ou de bêtes sauvages revenaient en effet souvent dans les critiques des « monstrueuses apparences » aux excès indécents, sautant et dansant dans un grand vacarme, « comme s’ils s’étaient changés en créatures sauvages et n’étaient plus des hommes »[1].

Ces mascarades se sont définitivement calées en Europe à la veille du Carême, temps chrétien de jeûne et d’austérité de « quarante » jours qui précède Pâques. Le Mercredi des Cendres, qui débute le Carême, a été institué au concile de Bénévent en 1091. Mentionné pour la première fois au début du XVIe siècle par le poète de la Renaissance Mellin de Saint-Gelais († 1558), le Carnaval  désigne cette période des « jours gras », à l’avènement du printemps. Selon une étymologie répandue, le mot vient d’une altération du génois carneleva, « enlève-chair », qui a donné le mot italien carnevale. Cet adieu à la chair (à la viande) prit donc ses références grâce au Carême qui le suit. Toutefois, pour l’historienne Anne Lombard-Jourdan, l’appellation « Carnaval » désignait primitivement le moment où les cerfs perdaient leurs bois, en février, phénomène qui annonçait un renouveau : le mot « Carnaval », issu du latin cornu, corne des animaux et plus spécialement bois du cerf, désignerait en effet le moment où la « corne va à val » ou « avale », c’est à dire tombe. Les rites accompagnant cette chute des bois des cerfs remontent très haut dans le temps, à une époque où l’homme était essentiellement chasseur : une part était offerte à la divinité et le groupe consommait le reste en un repas communautaire, suivi d’un débordement de joie, de danses et de bruit[2].

Suivant les endroits, le Carnaval dure le temps d’une journée, le Mardi-Gras ; il s’étale souvent sur plusieurs jours, de trois à sept, voire également sur plusieurs dimanches. La période, mobile puisqu’elle dépend de la date de Pâques, débute au plus tôt à la Chandeleur, le 2 février, mais les mascarades peuvent être avoir lieu dès janvier. Les manifestations du Mercredi des Cendres sont parfois encore liées au Carnaval avec la mort du roi ou du mannequin de paille qui symbolise cette période joyeuse. Fête exportée avec le christianisme, le Carnaval est maintenant connu dans les pays chrétiens du monde entier (Antilles, Brésil, Philippines…).

A l’heure actuelle, la fonction du Carnaval, « assagi » et remis en valeur quand il a été oublié, a changé, car le Carême n’est plus évocateur de privations. Même si elle présente un attrait touristique indéniable, la fête, synonyme de cohésion sociale, reste avant tout un marqueur fort de l’identité communale.

L’année nouvelle

Pour tous, le printemps était une saison inquiétante car, avec le blé qui levait, des forces infernales se réveillaient du sol où l’on enterrait les morts. L’Au-delà était donc très présent et l’année nouvelle elle-même cachait des incertitudes (mort, maladies, épidémies, catastrophes naturelles) qui pouvaient conduire du jour au lendemain à la misère, à la famine. En février, du temps d’Ovide au début de notre ère, les morts erraient sous forme de flammes dans les cimetières de Rome et l’une des fonctions du Carnaval est justement  de réagir contre ces surgissements d’esprits pour les renvoyer dans leur demeure obscure. Des temps complexes de logique à l’envers ont toujours accompagné la renaissance de l’année nouvelle, comme pour mieux la régénérer et lui insuffler son énergie dans son mouvement pendulaire. L’image du souffle appartient d’ailleurs à cette période, comme nous le voyons avec le pet de l’ours libérateur à la sortie de l’hiver au moment de la Chandeleur ; avec la fortune de saint Blaise fêté le 3 février (qui incarne le verbe allemand blasen, souffler), ou avec le soufflet, instrument souvent présent dans nos carnavals.

Déjà à Babylone, au début du IIe millénaire avant J.-C., lors de la fête des Sacées, un condamné à mort prenait la place du roi, qui vivait, lui, comme un simple citoyen pendant cinq jours. Ce « roi » provisoire finissait par être exécuté. « Le jeu, ou plutôt le rite, remet à neuf la mécanique subtile des rapports sociaux », écrit à ce propos l’anthropologue Daniel Fabre[3]. Le livre d’Esther dans la Bible rappelle encore cette inversion qui avait valu au Ve siècle avant J.-C. à Mardochée, l’oncle d’Esther, de se promener à cheval dans les rues de Suse, couvert du manteau royal. Aman, le ministre du roi Assuérus, qui avait fomenté le projet d’exterminer tous les juifs du Royaume, avait fini par être lui-même pendu grâce à la célèbre supplique d’Esther, jeune juive devenue reine qui avait plaidé pour son peuple. Pendant cette fête, toujours commémorée au printemps lors de la fête juive de Pourim, les inversions sont de mise, comme ces écoliers qui commandent à leur professeur. Dans la Rome antique au moment du solstice d’hiver, la fête des Saturnales connaissait de grands et joyeux repas où le maître recevait à sa table ses esclaves, allant même jusqu’à les servir. On revivait l’Age d’Or, âge mythique où tous les hommes étaient égaux, décrit par Hésiode, poète grec (probablement au VIIIe s. avant J.-C.), dans Les travaux et les  jours. Cette fête domestique, sans doute plus sage que la simple évocation des « libertés de décembre » ne le laisse penser, fut suivie à une époque assez tardive, vers la fin de la République (- 30 avant J.-C.), par les Calendes de janvier dix jours plus tard, en l’honneur du très ancien dieu Janus aux deux visages, l’un tourné vers le passé, l’autre vers l’avenir. Ces calendes occasionnaient de bruyantes mascarades urbaines et des jeux d’inversion de sexe et de rang, auxquelles nos carnavals modernes ressemblent fort malgré les récriminations des Pères de l’Eglise citées plus haut.

Les fêtes des Fous

Plus près de nous, dans la seconde partie du Moyen Age et en milieu urbain également, la fête des Fous permettait de se moquer des autorités dans les grandes villes d’Europe occidentale au moment de la nouvelle année, début janvier pour la fête de la Circoncision, à l’Epiphanie, ou à son octave le 13 janvier. L’Eglise était principalement visée : c’était alors une institution toute-puissante, puisqu’elle canalisait le temps et les activités sociales grâce à son découpage du calendrier liturgique. Il conviendrait de parler « des » fêtes des Fous au pluriel car, comme le précise l’historien Yves-Marie Bercé, s’affirmait « la tendance à nommer dans le règne de folie autant de dignitaires que la société de la réalité quotidienne en faisait paraître »[4]. Ainsi, lors de la semaine qui suit Noël, plusieurs jours étaient consacrés aux ecclésiastiques qui élisaient à cette occasion leurs prélats festifs[5]. La fête des Fous la plus célèbre pour ses abus était la fête des sous-diacres, des « diacres saoûls », comme l’a écrit le philologue Du Cange qui, cherchant à comprendre le sens de cette fête, pensait à un jeu de mots[6]. Fête joyeuse devenue sacrilège, elle se caractérisait par de bruyants défilés costumés dans les rues et les églises, mêlant clercs et laïcs, et donnant lieu à des excès inégaux, avec présence de montures burlesques, ânes chargés de « Maries parfois peu virginales » pour reprendre la description de Daniel Fabre[7].

Les clercs élisaient un « évêque de la Déraison », un « abbé de la Malgouverne » ou un « pape des Fous », volontairement choisi parmi les « fols » ou simples d’esprit. L’image du souffle est également présente dans le choix du fol, être vide esventé, puisque le mot latin follis désignait un ballon ou un soufflet pour le feu. L’Eglise connaissait aussi à cette époque la fête mieux contrôlée des Saints-Innocents le 28 décembre, où un enfant de chœur prenait la place de l’évêque dans sa cathédrale. Elle finit par exiger la suppression de ces fêtes irrévérencieuses et, pourtant, elle s’était montrée tolérante au départ, car, après tout, on se moquait de l’institution ecclésiale et non du Christ lui-même[8]. En 1098, l’évêque de Paris Eudes de Sully parlait simplement de la « réformer ». Mais, en raison des abus répétés, les condamnations se multiplièrent dans les conciles provinciaux et synodes diocésains, et les fêtes des Fous furent rayées du calendrier à partir du XVe siècle, en particulier à la suite de la condamnation du Concile de Bâle le 2 juin 1435. Les autorités civiles n’aimaient pas plus ces fêtes qui conduisaient à des désordres et certaines affaires allèrent même devant la justice. Au moment du concile de Tolède en 1566 et, plus tard sous Louis XIV, on trouvait pourtant encore des manifestations de la fête des Fous, par exemple chez les Cordeliers d’Antibes en 1645.

Sa majesté Carnaval

Un roi du Carnaval plus grand que nature et fait généralement en carton-pâte, symbolise le Carnaval des villes. Bien que son char et ceux qui le précèdent soient voués à la destruction, ils sont ornés artistiquement autour d’un thème donné, raillant volontiers l’actualité selon le principe carnavalesque qui consiste à se moquer des autorités. Dans les campagnes, il s’agit d’un mannequin de paille dressé à l’avance : autrefois, on l’élevait dans un champ ensemencé pour fermenter la terre de ses cendres. Rois ou mannequins de paille, ces géants sont soigneusement élaborés et habillés d’habits voyants. Leur « royauté » est éphémère et ils finissent brûlés, décapités ou noyés, soit à la fin des jours gras, soit le Mercredi des Cendres ou à la Mi-Carême. Véritables boucs émissaires visibles et tangibles incarnant l’hiver et la vieille année, ces personnages nommés « Carnaval », « Carême-prenant », « Caramentran »… aident à remplir la fonction satirique de la période : après un jugement sommaire dans les rires et les chansons, ils sont accusés publiquement de tous les maux de la collectivité. Leur mise à mort engendre l’hilarité.

S’ils sont, pour certains, de sortie au Carnaval, les géants du Nord de la France et des Flandres, n’ayant pas la même fonction, ne sont pas détruits. Figures emblématiques de leur ville, ils doivent leur élaboration à un héros réel ou mythique de l’histoire de la cité qui les garde jalousement. Nées à partir du XVe siècle, ces effigies tutélaires, promenées chaque année à des dates précises, étaient censées exorciser les peurs de « l’ailleurs ».

Les mascarades

Exécutés dans le bruit (pétards, sonnailles, chants, cris, musique…), les défilés, danses, sautillements ou rondes de personnes déguisées, chapeautées et le visage parfois masqué ou grimé,– « réveillent la terre ». Les tournées des masqués sont protectrices et portent bonheur là où elles passent. Sous un aspect volontairement désordonné, leur itinéraire est en réalité très étudié.

Sacralisation du temps communautaire, le carnaval est originellement un acte rituel, calendaire. Nécessaire à son accomplissement, tout changement de vêtement s’assimile à un changement de la personne. Les masqués généreux et beaux, vêtus de riches habits (velours, soieries…) aux couleurs chatoyantes, lancent des noix, des petits pains ou des oranges et symbolisent l’abondance, l’année nouvelle, la vie et la fécondité. A leur côté se profilent des personnages laids et inquiétants habillés de haillons, de fourrures, de déguisements zoomorphes (cerfs, ours, loups, boucs, chevaux-jupons, vachettes…) ou couverts de végétaux naturels –  paille, mousse… –  et munis de baguettes, de balais ou de chaînes, qui évoquent la captivité et incarnent la stérilité de l’hiver et  le gouffre de la mort. Les déguisements de ces masqués initiatiques, qui renvoient aux incertitudes de la destinée, peuvent être hideux, comme celui du personnage récurrent de l’Homme sauvage qui symbolise le monde non-civilisé de l’Au-delà. Ce double aspect des beaux et des laids se retrouve encore aujourd’hui dans de lointains héritiers que sont le généreux Saint-Nicolas (fêté le 6 décembre) et son affreux acolyte le Père Fouettard. Toujours dans cette logique de l’inversion, d’autres masqués évoquent la rencontre des contraires : les noirs encharbonnés et les blancs enfarinés, par exemple, qui rappellent aussi les phases lunaires, ou la version plus récente des chrétiens contre les maures. Dans les mascarades basques, la division est nette également, entre les rouges (les bons, les nobles, les gens honnêtes, où tout est ordre et harmonie) et les noirs (les méchants, les miséreux, les étrangers, où tout n’est que désordre et confusion). Leur alternance engendre le vêtement de l’énigmatique Arlequin, comme le constate Claude Gaignebet[9]. Dans cette même logique des contraires, les inversions des sexes ne sont pas rares. Du reste, une journée de la « semaine grasse » était parfois placée sous l’autorité des femmes, ainsi qu’en témoigne encore la Sainte-Agathe (5 février) en Bresse ou en Espagne, ou la journée dite « des Commères » ou « des Marottes », en Alsace, en Allemagne et aux Pays-Bas.

Les mascarades sont extrêmement diverses et chaque ville présente son originalité. Fête que le peuple se donne à lui-même comme l’observait Goethe à propos du Carnaval de Rome (1788), le Carnaval est le miroir de son identité rêvée : les spectateurs sont fascinés par le déploiement extraordinaire de certains défilés, à Rio, par exemple. Au Carnaval de Venise, carnaval de cour baroque par excellence où les logiques d’inversions de rang ou de sexe se cachent derrière de somptueux costumes, les participants qui sont le plus souvent des touristes, méconnaissables sous leurs masques et déguisements d’aristocrates du XVIIIe siècle, sont là, paradoxalement, pour se montrer.

Ces manifestations collectives concernent les populations par leur aspect magique et protecteur, aspect autrefois important pour conjurer les incertitudes que réservait l’année nouvelle. A la campagne, plus les personnages étaient rembourrés de paille (les paillards), plus cela était prometteur pour les récoltes. Depuis le bas Moyen-Age dans les villes, défilaient parfois aussi des groupements corporatifs « bourgeois » (blanchisseuses, bouchers…), dont la fonction était essentiellement représentative. Le plus souvent, conduits par un bœuf gras orné de rubans ou de fleurs, le bœuf viellé (ou villé, en Berry, déformé en violet), emblème corporatif et symbole de l’alimentation carnée, les bouchers s’exhibaient également un peu plus tard, à la Mi-Carême ou aux Rameaux. La tradition était encore bien vivante dans les gros bourgs et les villes de certaines régions rurales d’Europe dans les années 1950 : le bœuf était mis à mort, puis débité en morceaux et offert aux habitants, aux pauvres en particulier. A Barjols (Var), le 17 janvier pour la fête de saint Marcel (évêque de Die au Ve siècle), la fête des Tripettes, datée de 1350, est à rapprocher de cette coutume qui n’est pas antérieure à la formation des corporations médiévales.

Jusqu’au début du XXe siècle, les mascarades étaient parfois punitives. Les masqués se rendaient de porte en porte pour quêter des victuailles. Ces jeunes gens méconnaissables se devaient d’être bien accueillis sous peine de charivaris, punitions redoutées et humiliantes, réalisées dans le vacarme.  Faites dans un esprit justicier comme lors des charivaris nocturnes, les farces de la jeunesse, garante de la morale, pouvaient être cruelles : les jeunes gens (et les hommes mariés constitués en tribunal) réprimaient sévérement les infidélités conjugales, les abus sexuels, les maris battus, les veufs trop vite remariés…, en promenant les infortunés à l’envers sur le dos d’un âne. On appelait asinade, azouade ou carnavalade cette promenade humiliante des maris ridicules. Plus sobrement, mais toujours pour des règlements de comptes, se produisaient de très anciens jeux de balles collectifs (la soule, la sioule, la choule… suivant les endroits), déjà décrits au XIIe-XIIIe siècle dans le Roman de Renart, par exemple, et encore attestés localement dans les années 1960. On retrouve ces jeux brutaux, où tous les coups étaient permis, à d’autres dates printanières : ils permettaient aux jeunes gens d’affronter les hommes mariés, qu’ils raillaient volontiers en les affublant de surnoms peu flatteurs (les « cornards »), et de briller auprès des jeunes filles, spectatrices très attentives.

Les enjeux amoureux

Si ces aspects répressifs ou querelleurs ont disparu, il subsiste les enjeux amoureux toujours bien vivants à l’avènement du printemps : la Saint-Valentin, fête des amoureux (14 février), n’est pas loin. Des aspersions en tout genre, annonciatrices de prospérité et de fécondité, continuent de promettre le bonheur aux jeunes filles à marier, les premières visées par les jeunes gens dans les courses-poursuites et les batailles, qu’elles soient de confettis, d’œufs, de farine, de lie de vin, etc. Les confettis sont nés dans les années 1892-1893 grâce à un ingénieur de Modane qui eut l’idée de remplacer par des rondelles découpées dans les déchets de papier utilisé dans l’élevage de vers à soie, les dangereuses dragées de plâtre lancées au Carnaval de Nice (confetto signifiant dragée en italien). Les batailles d’œufs et de farine, fréquentes aujourd’hui chez les collégiens, s’imposèrent avec l’immigration portugaise dans les années 1970. Dans certains Carnavals des régions rurales d’Europe, des jeux de l’ours sont parfois mimés : l’animal, capable de tenir debout comme l’homme sauvage, est capturé après avoir séduit les jeunes filles, et tué. Bientôt, il ressuscite et se remet à danser, symbolisant la nouvelle saison qui renaît après la mort de la vieille année. Cette fonction météorologique de l’ours, annonciateur du printemps et du retour de la fécondité, rappelle la légende de l’ours de la Chandeleur sortant de sa tanière pour voir le temps qu’il fait. Cette fonction est à rapprocher encore de celle de l’homme sauvage qui « sait le temps, le ressent, le rythme, et chante quand il change »[10]. De même, par son hibernation, l’ours entre dans les marges du sauvage, ces entrailles de la terre qui sont des royaumes infernaux qu’il convient de dominer par la vie et la prospérité.

L’abondance alimentaire

Lors des jours gras, comme leur nom l’indique, il est important de manger en quantité, ce que le Carême interdisait, car les viandes et les matières grasses étaient éliminés des menus en temps de jeûne. Les repas copieux, particulièrement celui du Mardi-Gras, comprenaient bouillons gras, râgouts de viandes, de pois, fèves, et autres aliments flatulents. Ils se terminaient par des pâtisseries restées traditionnelles : crêpes, gaufres, beignets ou bugnes, roussettes, rissoles… Ces pâtisseries « obligatoires », annonciatrices de la fécondité et du printemps (la crêpe, au même titre que la galette des Rois, est « ronde comme le soleil »), étaient également représentatives de l’économie agricole, car elles se confectionnent avec des ingrédients simples : des œufs, de la farine et du lait … dont on ne manquait pas au sortir de l’hiver. Ces gourmandises sont connues à d’autres dates voisines dans le calendrier : la Chandeleur (2 février) et la mi-Carême. En manger le plus possible promettait du bonheur, selon un principe cher aux fêtes, celui du « gaspillage cérémoniel »[11], car l’abondance promet l’abondance. « Manger, manger beaucoup, ne relève pas de l’hédonisme : c’est un rite », écrit l’ethnologue Claude Gaignebet[12]. Une valeur magique s’ajoute au « luxe » temporaire du mets cérémoniel.

Les temps ont changé et le carême n’est plus synonyme de privations. Malgré tout, ces pâtisseries des jours gras se dégustent toujours avec bonheur, car l’occasion de les manger reste rare.


[1] Faustin, évêque de Brescia en Italie au IVe siècle, cité par Du Cange, Glossarium mediae et infimae latinitatis, II, Paris, « cervula, cervulus » ; Françoise Monfrin, « La fête des calendes de janvier, entre Noël et Epiphanie », La Nativité et le temps de Noël. Antiquité et Moyen Age, Publ. Université de Provence, 2003, pp. 112-114.

[2] Aux origines de Carnaval, Odile Jacob, 2005, p. 81.

[3] Carnaval ou la fête à l’envers, Paris, Gallimard « Découvertes », 1992, p. 17.

[4] Fête et révolte. Des mentalités populaires du XVIe au XVIIIe siècle, Hachette, 1976, p. 28.

[5] Pendant les Douze Jours, qui vont de Noël à l’Epiphanie.

[6] Glossarium ad scriptores mediae et infimae latinitatis, 1678, « Kalendae ».

[7] Carnaval ou la fête à l’envers, éd. 1992, p. 56.

[8] Roland Auguet Fêtes et spectacles populaires, Paris, Flammarion, 1974, p. 30.

[9] Fêtes du monde. Europe, Ed. du Moniteur, 1980, p. 12.

[10] Daniel Fabre, op. cit., p. 33.

[11] Martine Segalen, J. Chamarat, emploient cette expression à propos du mariage, où l’on dépense sans compter, dans Amours et mariages de l’ancienne France, Berger-Levrault, 1981, p. 170.

[12] Le Carnaval, Payot, 1974, p. 120.

Les crêpes de la Chandeleur

Les crêpes sont censées être mangées en quantité à la Chandeleur, au Carnaval ou à la Mi-Carême. Comme d’autres pâtisseries de cette époque – beignets, bugnes, roussettes, gaufres, oreillettes, merveilles… –, les crêpes symbolisent la venue prochaine du printemps, le retour de la lactation et la fin de l’hiver. Exigeant des ingrédients peu chers et faciles à trouver (lait, œufs et farine), elles rappellent l’adage prometteur de l’abondance. Ces pâtisseries jouaient un rôle protecteur en veillant à l’économie domestique : la première, lancée sur une armoire ou un vaisselier veillait à l’économie familiale. Selon la tradition, on doit garder à la main une pièce de monnaie en faisant sauter cette première crêpe, afin de s’assurer la fortune toute l’année.

Elles témoignent également qu’après l’hiver, saison stérile, les provisions ne manquent pas, et en outre, sont liées à la culture des champs :

« Si point ne veux de blé charbonneux, / Mange les crêpes à la Chandeleur », dit un dicton vendéen.

On a tenté de christianiser cette tradition gourmande en donnant pour origine un usage propre au pape : au Ve siècle, pour réconforter des pèlerins venus à Rome, Gélase ler aurait fait faire des oublies, sortes de gaufres rondes roulées en cornets. Mais c’est oublier que les crêpes étaient par ailleurs connues dans d’autres régions d’Europe comme expression du printemps. L’anthropologue anglais James George Frazer († 1941) note cette comptine que les jeunes filles de Bohême récitaient encore au début du XXe siècle après avoir noyé une effigie de la Mort au soleil couchant. Promenant un jeune arbre décoré de rubans verts, rouges et blancs où était suspendue une poupée habillée en femme, les jeunes filles chantaient de porte en porte en recueillant leurs présents :

« Le Printemps vient nous rendre visite / Avec des oeufs rouges/ Avec des crêpes jaunes.

Nous avons expulsé la Mort du village, / Nous y apportons l’Eté…[1] ».


[1] Frazer, Le Rameau d’Or, 2e vol., « Le dieu qui meurt », Bouquins , Robert Laffont, (1934) 1983, p. 166.

Saint-Valentin, le 14 février

Si sa fête est célèbre, saint Valentin n’est connu que par une basilique romaine qui lui a été dédiée sur la voie Flaminienne à la fin du IVe siècle. Le récit de sa Passion, antérieur au VIIIe siècle, en fait un prêtre romain martyrisé au IIIe siècle. Il a pris les traits d’autres saints Valentin, obscurs eux aussi, dont l’un, fêté le même jour, aurait été évêque de Terni en Ombrie et martyrisé à Rome vers 273. Il fut confondu également avec un évêque itinérant enterré dans le Tyrol italien, saint Valentin de Rhétie, dont les reliques sont à Passau en Bavière depuis 764 (fêté le 7 janvier).

La réputation de guérisseur de Valentin (invoqué en particulier contre l’épilepsie en Allemagne) vient de sa légende : il aurait guéri plusieurs enfants d’hommes illustres ou, selon La Légende dorée, il aurait rendu la vue à la fille du gouverneur qui était aveugle, avant d’être décapité.

La fête des amoureux

Saint Valentin doit sa réputation de patron des amoureux à l’étymologie prometteuse de son nom – du latin valere, se bien porter, réussir –, présage de bonheur, particulièrement de bonheur conjugal. Comme saint André (du grec, viril), fêté le 30 novembre, les jeunes filles (et les jeunes gens) l’invoquaient pour se trouver un conjoint. Cela vaut à saint Valentin sa place dans le calendrier, à une date proche du Carnaval où les enjeux amoureux sont importants en cette époque de licence et de rupture, favorable au retour de la fécondité. D’ailleurs, le saint était souvent représenté sur les anciens calendriers avec dans la main un soleil annonçant le printemps ou un gaufrier.

L’explication la plus fréquente du patronage des amoureux provient de la croyance médiévale que les oiseaux se fiancent le jour de la Saint-Valentin et se marient à la Saint-Joseph, le 19 mars[1]. Attestées au XIVe siècle, des manifestations courtoises avaient lieu le 14 février dans le milieu aristocratique anglais. Dans The Parliament of Fowles (Le Parlement des oiseaux, vers 1382), le poète de cour anglais Geoffrey Chaucer parle de la Saint-Valentin et de l’avènement du printemps où les oiseaux, espèce par espèce, se choisissent une compagne. On lui attribue la paternité des valentines, poèmes d’amour parfois anonymes, formulés à l’élue de son cœur à cette occasion. Saint Valentin est mentionné également dans la « Balade XXXIIII » (Cinkante Balades, vers 1399) du poète John Gower, ami de Chaucer, qui précisait que pour imiter les oiseaux, chaque galant choisissait sa belle pour un an. L’usage anglais se répandit à la cour de Savoie grâce au capitaine et poète Othon de Grandson († 1397), puis à la cour de France en 1450 à la suite des rondeaux du poète Charles d’Orléans qui avait été prisonnier à Londres de 1415 à 1440. Auparavant, Christine de Pisan avait écrit également des valentines : Cent ballades d’Amant et de Dame vers 1409-1410.

Le valentinage instituait un rapport de courtoisie hors-mariage, « sorte de mise à l ‘épreuve amoureuse »[2] en associant pour l’année, parfois seulement pour la journée, des couples formés selon leur propre choix ou par le hasard : première rencontre du matin, tirage au sort du valentin, etc., même parmi les personnes mariées. Leur association restait parfois secrète. Outre diverses galanteries, le valentin et sa valentine devaient se faire de menus cadeaux[3]. En février 1603, l’évêque de Genève François de Sales dénonça à Annecy ce « coupable usage » qui occasionnait querelles et désordres dans les ménages. Si l’élection des valentins de fortune a progressivement disparu, l’habitude des tendres missives, elle, s’est conservée dans les pays anglo-saxons sur des cartes de vœux imprimées ou non : encore maintenant, les jeunes filles à marier, et même les couples de tous âges, en reçoivent de leurs amis[4]. En France, la Saint-Valentin fut remise au goût du jour par les soldats américains à la suite de la IIde Guerre mondiale. La fête, devenue très populaire, est soutenue par les marchands de fleurs, de cadeaux, de chocolats… qui, dès 1946, avaient compris leur intérêt commercial. En revanche, la coutume de la correspondance n’y est pas de mise.

Le rituel courtois du valentinage s’est calqué sur une tradition préexistante qu’il a renouvelée avec élégance. Comme le rappelait en 1920 le folkloriste P. Saintyves, le mois de février est depuis longtemps un mois de fiançailles. Il cite par ailleurs ce dicton tchèque :

 « Voilà que crie saint Valentin : au bal ! Réjouissez vous bien du Carnaval. »[5]

Jusqu’en 1890, des fiançailles fantaisistes imaginées par les jeunes gens célibataires, avaient lieu en cette période, en particulier dans l’Est de la France, telle la coutume du dônage (d’après la formule « je donne ») le premier dimanche de Carême ou « dimanche des Brandons ». Dans la rue, sur une place, devant une maison où se tenait une veillée, cachés parfois derrière des volets à demi-fermés, les orateurs annonçaient d’une voix claire des amours plus ou moins secrètes qui assemblaient un jeune homme et une jeune fille, dévoilant parfois des couples non légitimes. Le dônage et ses « bans imaginaires » pouvaient s’accompagner du lancement de disques incandescents, allumés au bûcher du Carnaval, et jetés dans les airs au moyen d’une baguette, comme des petits soleils ou des étoiles filantes[6]. Ces traditions masculines du feu mobile lancé aux yeux de tous, en même temps que le nom de l’élue était proclamé, s’opposent aux gestes secrets féminins qui consistaient à jeter dans la cheminée le soir de la Chandeleur (2 février) une poignée de cendres sur des tisons ardents en implorant :

            « Chandelier, Chandeleur,

Je te cache à cette heure

Fais-moi voir en mon dormant

Celui que j’aurai de mon vivant. »

Cendrillon, « fiancée du feu » ou « des cendres », n’est pas loin !

Certaines versions de la légende de saint Valentin qui parlent de bâtons noueux avec lesquels on l’aurait frappé lors de son martyre, ne font que renforcer l’aspect carnavalesque de la fête : comme nous l’avons vu à plusieurs reprises, la baguette écorcée insufflant vigueur et fécondité annonce le renouveau. Curieusement, on rapproche parfois la Saint-Valentin de la coutume des Lupercales décrite par le poète latin Ovide (Fastes, II), qui avaient lieu le 15 février dans la Rome antique[7]. Cette course des Luperques, jeunes gens de l’aristocratie à-demi nus et vêtus de peaux de bouc en l’honneur de Faunus, dieu des troupeaux, avait pour but de purifier ville et habitants après les souillures de l’hiver. Incursion d’hommes à l’aspect sauvage dans le monde civilisé, cette manifestation annonciatrice de vigueur et de fécondité présentait des traits carnavalesques communs à toute l’Europe pour un passage heureux vers la nouvelle année. Mais cette course vive où les Luperques frappaient de leur fouet tout ce qui se présentait sur leur passage (y compris les jeunes femmes), semble toutefois bien éloignée des coutumes galantes de la Saint-Valentin qui, elles, sont parées des usages chevaleresques et courtois caractéristiques du Moyen Age. 

Toujours en raison de l’origine de son nom, saint Valentin est parfois invoqué également en tant que saint agraire, pour protéger les vignes dans une partie des Alpes, par exemple, ou les champs contre les ravages des mulots, par suite de la réputation du patron de Jumièges en Normandie, saint Valentin (de Terni) dont, au IXe siècle, la châsse contenant ses reliques, promenée par les religieux jusqu’à la Seine, aurait conduit au fleuve une troupe de rongeurs indésirables.


[1] A. Van Gennep, Le folklore français, vol. 1, 1943, rééd. 1998, p. 263.

[2] Tina Jolas, « Une séquence printanière : Le Songe d’une nuit d’été », Ethnologie française, 1991, n° 4, p. 383.

[3] Samuel Pepys, Journal, Union générale d’Editions « 10-18 », 1972, n. 4 (1661), p. 279.

[4] Selon P. Saintyves qui cite la Revue Britannique, la poste de Londres a distribué le 13 février 1861 47 750 lettres de plus que d’ordinaire ; d’après Roger Lecotté, la poste de New York, vers 1880, a débité 583 442 timbres à cette occasion. « A propos de la Saint-Valentin », Bulletin folklorique d’Ile-de-France, oct.-déc. 1951, p. 292.

[5] « Valentines et Valentins. Les rondes d’amour et Cendrillon », Revue de l’histoire des Religions, vol. 81, 1920, p. 158, p. 162.

[6] La coutume des « chidôles » enflammées s’est d’ailleurs maintenue dans certaines communes d’Alsace.

[7] Voir La Légende dorée, A. Boureau éd., Gallimard, « Pléiade », notes p. 1176.

La Chandeleur et le retour de la lumière

La Chandeleur est la fête de la Présentation du Seigneur au temple de Jérusalem, rapportée dans l’évangile de saint Luc (II, 22-32), selon la loi de Moïse qui l’imposait à tout garçon premier-né quarante jours après sa naissance. Célébrée à Jérusalem vers 383, elle donnait lieu à une procession des cierges à partir des années 450. Au VIe siècle, la fête se répandit en Orient sous le nom d’Ypapante, du grec « rencontre », allusion à celle de la prophétesse Anne et du vieillard Syméon qui reçut l’Enfant-Jésus dans ses bras, « lumière pour éclairer les nations ». Elle gagna l’Occident dans la seconde moitié du VIIe siècle et le pape Serge 1er (687-701) d’origine syrienne instaura avant la messe, à l’aurore, une procession à caractère pénitentiel de Saint-Hadrien (Forum) à Sainte-Marie-Majeure, avec les fidèles qui tenaient un cierge allumé. A partir du début du IXe siècle et jusqu’en 1969, cette festa candelarum (à l’origine du nom populaire de Chandeleur)fut considérée dans les pays francs comme fête de la Purification de Marie, car les quarante jours correspondaient à la période des relevailles qui concernait toute accouchée. Si la procession des cierges existait déjà, leur bénédiction, elle, n’apparut qu’à partir du milieu du Xe siècle.

Les cierges

La lumière purificatrice est de première importance lors de cette fête qui annonce un allongement visible des jours, d’autant plus que le mois de février (du latin februare, purifier) sous-entendait le réveil de la nature et des forces infernales et sombres censées résider dans le sous-sol. Cette période du calendrier était déjà célébrée par la fête celtique d’Imbolc, purificatrice au sortir de l’hiver, qui fut recouverte par la Sainte-Brigite, le 1er février, et qui donnait lieu à des feux domestiques, comme nous l’avons vu. Comme la « Marie aux chandelles », sainte Brigite était souvent représentée une bougie à la main. La Saint-Blaise, le 3 février, occasionnait également la présence de cierges dans les rituels de protection. Tels des sacramentaux dont on attend des effets spirituels, les cierges bénits rapportés de l’église sont conservés précieusement : en Morvan, il s’agissait encore au début du XXe siècle d’une bougie d’un mètre environ, fabriquée par le chef de famille à l’aide de la cire provenant de ses ruches[1]. En cas d’orage ou, plus généralement de la présence d’« esprits des Ténèbres » lors de veillées funèbres, de maladies ou de relevailles, la maîtresse de maison allumait ce « cierge de famille ». En Auvergne et en Provence, on traçait parfois avec la fumée du cierge (ou un tison) un signe de croix sur les portes et fenêtres pour protéger la maison des sorcelleries.

Outre les vertus habituelles des cierges de la Chandeleur, les cierges verts de Marseille (qui semblent avoir été répandus en Provence avant 1620) sont réputés promettre la fécondité et aider aux accouchements. Chaque année, dans l’église Saint-Victor, on sort la statue de Notre-Dame de Confession, la Vierge noire de la crypte, sur l’esplanade qui domine le port de Marseille alors qu’il fait encore nuit, puis on la place dans l’église haute où elle reste pendant huit jours. Sa descente occasionne une autre procession, sur un plus grand périmètre, celle-là. Vêtue de vert à chaque Chandeleur (symbole de régénération, de « purification », dit-on), cette statue en noyer de Nouestrou-Damo-de-Fue Nou (du « feu nouveau », devenue par erreur « du fenouil ») date du XIIIe siècle. Elle peut en avoir remplacé une, plus ancienne. Une conférie Notre-Dame de Confession mentionnée dans une bulle de Célestin III en 1195 et active jusqu’en 1790, fut rétablie en 1886[2].

Les fidèles rapportent au retour de la cérémonie le 2 février des « navettes » (du latin navis, barque), pâtisseries créées par le boulanger Antoine Lauzière à la Chandeleur de 1782. Ces gâteaux secs allongés et fendus rappellaient, pour leur inventeur, la barque de saint Lazare et des saintes Maries qui se serait échouée sur les côtes de Provence au début de l’ère chrétienne. La pratique, interrompue peu après ses débuts, a repris avec succès en 1878.

 

Les crêpes

La Chandeleur est la dernière fête familiale avant le Carnaval, déjà tourné vers l’extérieur. Cette « bonne dame crêpière », selon l’expression berrichonne, occasionne la fabrication de pâtisseries obligatoires : crêpes, beignets, bugnes, oreillettes, mariottes ou gaufres… que l’on mange en grand nombre, ce qui est prometteur. Les familles réalisent facilement ces gourmandises propres au printemps, que l’on retrouve à Mardi-Gras ou à la Mi-Carême, et qui ne demandent pas d’ingrédients coûteux (œufs, farine et lait). La consommation de lait évoque justement les saintes Brigite ou Agathe voisines dans le calendrier, favorables à la fécondité. Ces pâtisseries prouvaient qu’après l’hiver, on pouvait encore manger à satiété et  jouaient un rôle protecteur en veillant sur l’économie domestique : la première, lancée sur le dessus d’une armoire ou d’un vaisselier y restait une année entière. Pour cette même raison, l’usage veut qu’on fasse sauter la première crêpe une pièce de monnaie à la main.

L’arrivée du printemps donne ainsi l’occasion dans différents pays d’Europe de multiplier les petits gâteaux annonciateurs de fécondité-fertilité, sous forme de figurines entières (telles les mariottes de Montbard, censées aujourd’hui représenter des fées) ou d’ex-voto. Issus de rites lointains, ces pâtisseries ont pris la forme des seins d’Agathe en Espagne, ou des navettes de Marseille dans lesquelles certains voient des vulves stylisées, comme en témoignaient la nurole en Picardie et la navette d’Albi dont on dit que l’origine est liée aux tisserands cathares. Les symboles phalliques, eux aussi, survivent dans certains gâteaux[3]. La plupart du temps, des explications tardives ont recouvert ces origines souvent désavouées liées au renouveau pré-printanier.

La crêpe, « ronde comme le soleil », a une dimension cosmique. Ce grand gâteau plat, enfariné, « réplique exacte du déguisement en Pierrot lunaire », est pour Claude Gaignebet l’expression de la face pleine de la lune[4] : comme le Carnaval, la Chandeleur, grâce aux astres, devient un point déterminant du calendrier et annonce une avancée vers Pâques « quarante » jours plus tard.

Le dicton de l’ours

Quarante jours, c’est aussi une période qui apparaît dans le dicton météorologique de l’ours ou du loup, très répandu en Europe, auquel A. Van Gennep accorde une origine sémitique générale[5]. Déjà attesté dans l’Histoire Naturelle de Pline l’Ancien au Ier siècle, le réveil de l’ours (ou du loup) qui sort de sa caverne, annonce l’arrivée du printemps. Si le temps est clair et permet à l’animal de voir son ombre, l’hiver doit se prolonger et l’ours retourne dormir quarante jours. Si au contraire, le temps est gris et couvert, l’animal reste éveillé car le printemps n’est plus loin. Cet être psychopompe qui revient de l’Au-delà en sortant des entrailles de la terre rappelle l’homme sauvage qui « sait le temps », comme nous l’avons vu avec saint Blaise, le 3 février[6]. Il ramène de l’inquiétant monde souterrain, dans son ventre ou dans une vessie, les âmes de l’au-delà qu’il libère en lâchant un pet sonore. La figure de l’ours est fréquente au Carnaval avec son corps couvert de fourrures et le visage noirci, comme c’est encore le cas dans les Pyrénées : les simulacres de rapts et de viols par ces masqués couverts de poils ou les jeux autour de sa mise à mort suivie de sa résurrection et de son rajeunissement annonçaient les débordements du Carnaval, et la condamnation d’un bouc émissaire qui en disparaissant permettait à la nature de renaître[7].


[1] M.-F. Gueusquin-Barbichon, « Protection des personnes et des espaces dans un village du Morvan », 1981, n° 3, p. 225.

[2] Claire Laurent, « La Chandeleur à Saint-Victor de Marseille : pluralité des pratiques », Ethnologie des faits religieux en Europe, N. Belmont, F. Lautman dir., CTHS, 1993, p. 46.

[3] Ch. Armengaud, Le diable sucré, Ed. de La Martinière, 2000, pp. 26-29.

[4] C. Gaignebet, Le Carnaval, p. 53.

[5] Bibliographies, Le folklore français, Ed. R. Laffont, p. 336.

[6] Voir le chapitre 1, le Carnaval, les enjeux amoureux, page ? ; et le chapitre 36, la saint Blaise, l’homme sauvage, page ?

[7] Voir Michel Pastoureau, L’Ours, Le Seuil, 2007, pp. 149, sq.