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Le 1er-Mai
Le 1er-Mai était une date connue depuis longtemps par les corporations, bien avant de devenir le jour chômé de la fête du Travail, officialisé en France en 1947 sous le président Vincent Auriol. En 1955, le pape Pie XII fit de ce jour également la fête chrétienne de Saint-Joseph artisan (saint Joseph, père nourricier de l’Enfant Jésus, était charpentier à Nazareth). A cette date administrative débutaient de nombreux contrats de louage, et c’est en ce jour symbolique qu’éclatèrent de sanglantes émeutes en 1886 à Chicago qui conduisirent à la tragédie du Haymarket le 4 mai entre policiers et ouvriers pour obtenir la journée de huit heures. A Paris en 1889, l’idée d’une grève internationale le 1er-Mai fut adoptée par le Congrès de Fondation de la IIe Internationale (dit « Congrès de la salle Pétrelle »), suivant le souhait de l’American Federation of Labour qui voulait faire de ce jour la date d’une manifestation internationale. En 1890, le 1er-Mai devint donc en France la journée revendicative des ouvriers, réservée aux manifestations en faveur de la réduction du temps de travail, mais ce fut surtout en 1891 que, selon une décision du IVe Congrès corporatif national des syndicats ouvriers tenu à Calais du 13 au 18 octobre 1890, le 1er-Mai fut célébré avec éclat, bien qu’il fût marqué à son tour par de sanglantes émeures à Fourmies (Nord) entre policiers et ouvriers de l’industrie textile, faisant neuf morts. Dès 1890, les manifestants avaient pris l’habitude de défiler en portant à la boutonnière un triangle rouge, symbolisant la division de la journée en trois parties égales : travail, sommeil, loisirs. Ce triangle fut remplacé quelques années plus tard par la fleur d’églantine, et, à partir de 1907 à Paris, par un brin de muguet accompagné d’un ruban rouge. L’histoire de ce brin de muguet n’a, elle, rien à voir avec les revendications ouvrières.
La nuit celtique de Beltaine
Pour les Celtes, la nuit du 30 avril au 1er Mai était une nuit sacrée à la veille de la saison chaude, comme la nuit de Samain (devenue Halloween) l’était à la veille de la saison froide. Selon ce que l’on sait à propos de l’Irlande, des feux de joie, comparables à ceux de la Saint-Jean, étaient allumés sur les hauteurs : on s’y rendait comme à de véritables pèlerinages car, en cette nuit « sainte », le monde divin, et par conséquent le monde des morts qui lui est indissociable, se confondait avec celui des vivants. La fumée purifiait tout ce qu’elle enveloppait et la végétation avait des vertus magiques et protectrices : on cueillait des herbes, on se roulait dans la rosée, on recueillait l’ « eau nouvelle » comme lors de la nuit de la Saint-Jean au solstice d’été. Ces feux conjuraient les maléfices des êtres surnaturels (sorcières ou fées) qui erraient cette nuit-là, censés se rendre à leur sabbat. Plus tard, cette nuit fut christianisée, prenant le nom de Walpurgis, d’après sainte Walburge († 779), fêtée le 25 février, princesse anglaise venue au VIIIe siècle évangéliser l’Allemagne, à la suite de ses deux frères et de son oncle saint Boniface, puis élue abbesse d’Heidenheim. La date de la translation de ses reliques auprès de celles de ses frères à Eichstätt (Bavière) le 1er mai 870, permit à sainte Walburge, que l’on disait initiée aux arts magiques, de devenir protectrice des cultures et de la végétation [1]. Encore au début du XXe siècle en Alsace, cette nuit de Walpurgis, appelée « nuit des sorcières », faisait peur : on n’en parlait qu’à voix basse, et pourtant les gens prenaient leur cure de Mai (Maikür) en allant se promener ce soir-là ou le lendemain pour profiter des bienfaits de la végétation. Dans les pays germaniques et nordiques on continue toujours de célébrer par de grands feux la Walpurgisnacht, dans lesquels on jette parfois des mannequins de paille habillés représentant des sorcières au nez crochu.
La végétation
Pour toute l’Europe, le 1er-Mai est la fête de la végétation emplie de vertus ce jour-là. Selon une coutume se raréfiant, mais toujours connue dans plusieurs pays, des jeunes gens célibataires (en France, il s’agissait souvent des conscrits de l’année) profitent de la nuit du 30 avril au 1er mai pour aller chercher des mais dans les forêts voisines et en décorer les places des localités, ainsi que les façades des auberges, les maisons des notables ou celles des jeunes filles à marier. Ces mais collectifs sont des arbres assez hauts, dépouillés d’une grande partie de leurs branches – sapins, charmes, bouleaux, hêtres, peupliers…l’espèce choisie n’est pas significative. Ils sont parfois fleuris, enrubannés et décorés d’une couronne de verdure [2]. Dans certaines régions de France, on y suspendait un écriteau (Aquitaine, Limousin) ou un cœur tricolore (Alsace) portant l’année de la classe, et la mention « Honneur aux jeunes filles de notre village ». Pour les remercier, les jeunes filles invitaient les conscrits à dîner quelques jours plus tard. Les villageois « tournaient le mai » en dansant autour. La fête de Midsommer, que les Scandinaves connaissent au solstice d’été à la Saint-Jean, reproduit cette coutume du mai, mât habillé de verdure autour duquel on danse, sans le faire flamber.
En ce qui concerne les « mais d’amour », quand la coutume n’est pas perdue, les jeunes gens se contentent maintenant, la plupart du temps, de mettre à toutes les jeunes filles à marier la même essence d’arbre, mais encore dans les années 1960 dans certaines régions (Franche-Comté, Champagne, par exemple), il s’agissait principalement de mais individuels. Enrubannés ou non, ces mais – arbres entiers, arbustes, bouquets de branchages ou simples branches – étaient plantés devant la maison ou suspendus aux portes ou aux fenêtres [3]. Selon cette coutume d’esmayer, d’enmayer ou d’emayoler, attestée en France au début du XIIIe siècle (1207) [4], la jeune fille savait exactement quel regard on portait sur elle, car là, l’espèce choisie était éloquente : « les mais sont un jugement public du groupe des garçons sur la vertu et le pouvoir de séduction de chaque fille », écrivait l’ethnologue Yvonne Verdier à propos de la jeunesse de Minot (Côte d’Or) [5]. Les interprétations des espèces végétales variaient suivant les régions [6]. Quand la jeune fille trouvait le matin des rameaux de bouleau ou de charme, elle était réputée charmante ; si c’était de l’aubépine, elle méritait de l’estime (hommage grâcieux en Berry, mais ailleurs, cela pouvait signifier qu’elle était revêche) ; du sapin (-catin) ou du cerisier (arbre trop « accueillant ») annonçaient qu’elle était volage, mais ailleurs le sapin était destiné à lui faire honneur, et le cerisier signalait simplement qu’elle était à marier (Picardie) ; le houx ou le genêt étaient valorisants ou, au contraire, indiquaient qu’elle avait mauvais caractère, ou, pire, qu’elle était repoussante… Les « mais de la honte », mais injurieux décorés de chiffons sales ou de légumes pourris, désignaient les jeunes filles légères et représentaient de véritables sanctions ; guettés, ils étaient vite enlevés avant l’aube par les intéressées ou par leurs mères.
La fonction amoureuse du 1er-Mai, fête de la séduction, est donc importante, et les jeunes gens en profitaient pour se déclarer publiquement à l’élue de leur cœur. Il faut aussi remarquer la fonction fraternisante des associations de jeunesse où l’acte social permettait à l’individu de se fondre dans la communauté de ses pairs. Groupées sous l’égide d’un saint patron (saint Nicolas fêté le 6 décembre, saint Sébastien fêté le 20 janvier, ou d’autres saints locaux…), ces associations dirigées par un chef (l’Abbé ou le Roi) avaient des activités sociales et policières strictes – comme ces punitions humiliantes qu’elles imposaient aux mal-mariés, en cas de non-respect de la morale. En Limousin, en Vendée, en Bourgogne, en Champagne ou en Lorraine, la nuit du 30 avril est également une nuit de farces pour la jeunesse qui rassemble sur la place du village tout ce qui traîne : vélos, pots de fleurs, nains de jardin, linge… Autrefois, les jeunes gens se faisaient en outre un malin plaisir de cacher certains ustensiles ou de les suspendre à l’arbre collectif, si ceux-ci n’étaient pas trop lourds. Dans les Alpes, ces plaisanteries étaient appelées « farces du Barri », nom qui provient de l’habitude qu’avaient les jeunes gens de barricader portes et chemins, et en Champagne, pratiquer cette coutume s’appelait « faire le mai ». Inspirées par les tours joués à ceux qui n’ouvraient pas aux quêteurs des tournées au moment du Carnaval, en Champagne par exemple, ces farces avaient lieu la veille de Pâques en Savoie.
Selon une tradition attestée au XIIIe siècle dans les milieux bourgeois et aristocratiques de quelques grandes villes, qui s’est poursuivie jusqu’à la Révolution « parmi les gens de qualité » [7], voire jusqu’au milieu du XIXe en Lorraine et en Normandie, on s’amusait à la coutume du Verd. Ce jeu consistait à porter le 1er-Mai une branche ou des feuilles vertes sur soi, que l’on devait parfois renouveler chaque jour dans la première moitié du mois ; à celui qui était pris « sans verd », on réservait un gage ou une amende dont le produit servait à l’organisation d’un dîner ou d’une soirée dansante. L’expression de « prendre sans verd(s) » fut utilisée par la suite pour « prendre au dépourvu ».
Le muguet
Le brin de muguet porte-bonheur s’offre ouvertement aux proches, parents ou amis, le jour du 1er-Mai. La coutume de donner autour de soi des bouquets de fleurs coupées à ce moment de l’année, relevée ci-dessus à la Saint-Georges ou à la Saint-Marc, les 23 et 25 avril, est guidée par le généreux souhait de communiquer aux êtres chers la force vitale de la nature. Le muguet, gracieuse liliacée des sous-bois remarquable par son parfum et sa blancheur, est la plante devenue symbole de ce jour en France. Les clochettes qu’il porte symbolisent le rôle magique et protecteur des cloches, véritables êtres animés quand elles sonnent , capables, croyait-on, d’éloigner les dangers et les « démons » (épidémies, orages…) Stimulant cardiaque, le muguet n’a joué qu’un rôle tardif dans la pharmacopée : ce n’est donc pas pour cette raison que la plante est devenue porte-bonheur, même si les guérisseurs de la vieille tradition russe avaient déjà découvert ses propriétés depuis longtemps [8]. L’origine est probablement liée aux « cures de Mai », promenades collectives qu’on faisait en forêt ou en sous-bois dans diverses régions (Alsace, Bourgogne, entre autres). Certains font remonter la tradition au roi Charles IX qui, âgé de dix ans, en avait reçu comme porte-bonheur du chevalier Louis de Girard à Saint-Paul-Trois-Châteaux (département actuel de Drôme), le 1er mai 1560. L’année suivante, le jeune roi en offrit à son tour aux dames qui l’entouraient. Pour Arnold Van Gennep, la tradition serait apparue plus tard, avec l’établissement d’une Fête du Muguet dans les régions forestières d’Ile-de-France, folklorisée à la fin du XIXe siècle par l’élection d’une Reine à Rambouillet, Compiègne et Meudon.
Le 1er-Mai, les particuliers et les associations sont autorisés à vendre du muguet (sauvage et sans racine) sur la voie publique, à condition d’être à plus de quarante mètres de la boutique d’un fleuriste.
Tournées et quêtes
Personnifications du renouveau, les fillettes, de blanc vêtues avec couronne et voile, étaient à l’honneur le 1er-Mai, mais les quêtes de ce jour ont pratiquement disparu. En Alsace, de très jeunes filles vont encore en groupe de porte en porte quêter des oeufs en chantant, telles des « messagères du printemps ». L’une d’elles porte une branche de hêtre enrubannée et fleurie. Dans d’autres tournées, de plus petites encore portent une corbeille de fleurs.
Autrefois, la « Reine », la « Mariée » (Bresse) ou l’« Espousée » (Bourgogne), accompagnée d’un petit cortège, était couverte de fleurs, et parfois escortée d’un jeune « Roi » ou d’un « Fiancé ». Mais la coutume d’une personnification masculine recouverte de verdure, tel l’homme sauvage, s’est déplacée à des dates voisines, à la Pentecôte par exemple, où le « feuillu », le « moussu » et le « valet de Pentecôte » sont encore connus dans certaines régions d’Alsace et d’Allemagne. Cette figuration peut être assimilée au « Georges vert » personnification masculine du printemps et de la végétation en général, connue en Europe centrale à la Saint-Georges le 23 avril [9].
En Lorraine, pour la coutume des Trimazos, ou celle des Trimouzettes en Champagne, la jeune Reine habillée de blanc venait entre deux compagnes de son âge quêter dans chaque maison des œufs ou de l’argent « pour entretenir l’autel de la Vierge ». Elle faisait trois tours sur elle-même pour bien se montrer. On a prêté une signification religieuse à ces usages en transformant leur destination et en modifiant les chants de quêtes en cantiques en l’honneur de Dieu ou de la Vierge Marie. « C’est le mai, mois de mai, c’est le joli mois de mai. / En revenant dedans les champs (bis)/ Avons trouvé les blés si grands, / La blanche épine fleurissant, / Devant Dieu. » (En Lorraine, le dernier vers O Trimazos est devenu Dominézô.) [10]
En Provence, à la fin du XIXe siècle, une petite reine voilée et couronnée de fleurs, véritable petite déesse, récoltait des dons pour une collation. Cette « Belle de Mai », assise sur un siège orné de verdure, savait rester immobile comme une statue, pendant que ses compagnes quêtaient auprès des passants. Cette coutume « sage », déplacée parfois à une date plus chrétienne (Pâques, Pentecôte), devait engendrer des abus, puisqu’au XVIIIe siècle à Rambouillet en Ile-de-France, le doyen rural demanda au curé de mettre fin à la quête organisée le lundi de Pâques par les filles « qui en habillent une petite avec beaucoup d’attours et d’affiquets (…) où il se commet beaucoup d’insolences » [11]. Depuis les années 1980, on renoue parfois dans le Sud de la France avec la coutume de la Maio, en élisant une jolie petite reine de mai, comme à Fourques (Gard) depuis 1984, mais le contexte est maintenant très différent de ce qu’il était et, comme pour l’élection des reines et miss, les élus locaux ne sont pas loin !
L’origine de ces quêtes autour d’une Reine, qu‘elle fût immobile ou ambulante, évoque clairement un rituel magique destiné à assurer le renouveau de la nature et de la fécondité au printemps. En Transdanubie (Hongrie), encore en 1972, c’est à la Pentecôte que les très jeunes filles élisaient leur petite reine. Ses compagnes soutenaient un foulard de soie au-dessus de sa tête, la « tente », et le petit cortège allait en tournée de porte en porte présenter ses vœux en éparpillant des pétales de roses (la Fête-Dieu s’en est inspirée). La reine devait rester impassible, même si on cherchait à la faire rire, et ses amies la soulevaient en souhaitant : « Que le chanvre soit haut comme ça ! » [12].
Les enfants sont les représentants de l’esprit bienfaisant et prometteur de la végétation, comme l’écrivait J. G. Frazer qui citait l’exemple, courant au XIXe siècle, de fillettes anglaises portant des guirlandes en arc de cercle avec une ou plusieurs poupées en beaux atours, symbolisant la végétation et la fécondité. Selon Michèle Bardout qui cite l’exemple alsacien du Sundgau toujours d’actualité en 1980, les fillettes prétendaient qu’un poupon figurant l’Enfant Jésus était couché dans leur corbeille remplie de pétales de fleurs[13]. Le « temps premier » était incarné par ces petites espousées – le terme employé en Bourgogne est parlant – censées personnifier le couple primordial, dont l’union symbolisant celle du ciel et de la terre était célébrée chaque printemps dans l’Antiquité : lors de la fête athénienne des Anthestéries en février-mars qui célébrait trois jours durant le retour de Dionysos et de la végétation ; à Rome, par le mariage sacré du roi déifié Numa avec Egérie, nymphe de l’onde claire qui favorisait les naissances ; ou, dans la mythologie germanique, l’union d’Odr (Odin lui-même ?) et de Freyja, la Vénus germanique [14].
Mettant à l’honneur vertus et virginité, la fête de la Rosière, jeune fille méritante d’âge nubile, en dérive probablement. Cette élection, réputée avoir été instituée à Salency (Oise) par saint Médard, évêque de Noyon au VIe siècle, pour sa propre sœur, s’est répandue au XIXe siècle dans la France rurale. Elle a fait place aux élections plus éclatantes de reines ou de miss, choisies avant tout selon des critères esthétiques [15].
[1] Walburge est connue en France sous les noms d’Avaugourd en Vendée, de Gauburge en Normandie et de Waubourg en Champagne.
[2] Des « mais d’honneur » sont également placés devant la maison d’élus locaux au moment d’élections, ou devant celle de jeunes mariés. Quelle que soit l’époque de l’année, ils portent toujours le nom de mais. Ces mais collectifs se distinguent de ceux qui sont érigés par la Jeunesse. A Paris, au bas Moyen Age, les clercs de la Basoche plantaient en bas du grand escalier du Palais de Justice un chêne provenant de la forêt de Bondy, le dernier samedi de mai.
[3] Voir l’article de Florence Weber, « Premier Mai fais ce qu’il te plaît », sur la coutume dans une petite ville de l’Auxois, Terrain n° 11, novembre 1988, p. 7-28.
[4] D’après Arnold Van Gennep . Il cite les notices Majum et Majus du Glossaire de Du Cange (1678), dans Le Folklore frrançais, réed 1999, p. 1277.
[5] Façons de dire, façons de faire, Gallimard, 1979, p. 68, 69.
[6] Dans son Dictionnaire universel (1690), Antoine Furetière citait la coutume du May, précisant que cette coutume n’existait plus qu’à la campagne, et qu’elle était surtout pratiquée par des artisans (maçons, maréchaux, boulangers, imprimeurs, etc.) ; force est de constater que cette coutume, dont Furetière semblait annoncer la fin, eut la vie longue !
[7] Paul Sébillot, Le folklore de France. La flore, réed. Imago, 1985 (1904-1906), p. 192.
[8] Jean-Marie Pelt, Fleurs, fêtes et saisons, Fayard, 1988, p. 141.
[9] Il s’agissait de « Saint-Jean-dans-le-Vert » en Grande-Bretagne.
[10] V. Joseph Canteloube, Anthologie des chants populaires français, vol. III, p. 364 et 365.
[11] Robert Sauzet, « Les procès-verbaux de visites pastorales du diocèse de Chartres au XVIIIe siècle », Archives de Sociologie des religions, Paris, n° 35, janv.-juin 1973, p. 55.
[12] Tekla Dömötör, Coutumes populaires de Hongrie, Corvina, 1972, p. 46, 47.
[13] La paille et le feu, Berger-Levrault, 1980, p. 98.
[14] Le Rameau d’or , « Le roi magicien dans la société primitive », chap. IX, Le culte des arbres et XII, Le mariage sacré ; « Le dieu qui meurt », Paris, Ed. R. Laffont, Coll. « Bouquins », réed. 1981, p. 180.
[15] M. Segalen, J. Chamarat, « La rosière et la miss », L’Histoire, n° 53, février 1983, pp. 44-55.
Oeufs de Pâques
Extrait de mon livre Fêtes de la table et traditions alimentaires, Le Pérégrinateur, 2015
Emblème très ancien d’immortalité, l’œuf, lié à la vie nouvelle et symbole universel de perfection et de fécondité, est fêté au printemps : il figure dans de nombreuses légendes sur l’origine du monde. Abondants dans les basses-cours après l’hiver, et permis partout après le Carême, les œufs sont célébrés au moment de Pâques[1]. Vers la fin du XIIe siècle, l’Eglise inscrivit une Benedictio ovorum (« Bénédiction d’œufs ») dans les livres liturgiques.
Tout comme certains animaux réputés pour leur « ponte » féconde – la poule, le poisson et le lièvre (ou le lapin) –, les œufs en chocolat et autres friandises sont cachés dans les jardins le matin de Pâques. On dit qu’ils sont déposés par les cloches à leur retour de Rome, où elles étaient parties le soir du Jeudi-Saint. La croyance du silence des cloches, remplacées par des instruments de bois, si elle est attestée très localement à partir du VIIIe siècle (à Rome et dans quelques monastères), ne semble s’être répandue qu’à la fin du XIIe et au début du XIIIe siècle[2]. En Alsace, dans une partie de la Lorraine, en Allemagne et dans les pays anglo-saxons, c’est un mystérieux lièvre (Osterhase ou Oschterhàs) qui dépose les œufs dans des nids aménagés à cette intention. Animal nocturne et lunaire, se reproduisant facilement, le lièvre est associé à la déesse saxonne du printemps Eostre (*Ostara en ancien haut-allemand), qui a donné son nom à l’anglais Easter et à l’allemand Ostern, autrefois célébrée à l’équinoxe du printemps, dont le culte était déjà éteint sous Bède le Vénérable († 735) qui le signalait[3]. Le lapin de Pâques alsacien et l’offrande des œufs est mentionné pour la première fois par Geiler de Kaysersberg († 1510) dans l’un de ses sermons à la cathédrale de Strasbourg, puis en 1572 par Johann Fischart[4].
Teints en rouge le plus souvent, couleur symbolisant l’énergie vitale et réputée protéger en particulier contre les sorcelleries, les œufs étaient offerts aux enfants alsaciens par les parrains et marraines. L’offrande des œufs est également attestée à la cour de France entre les XVIe et XVIIIe siècles, où, après la messe de Pâques, « la distribution par le roi revêtait des formes solennelles »[5]. Louis XIV faisait bénir solennellement de grandes corbeilles d’oeufs dorés qu’il remettait à ses proches. Il recevait en hommage le plus gros œuf pondu pendant la semaine sainte dans le royaume[6]. Madame Victoire, fille du roi Louis XV, avait reçu deux œufs de cane « qui renfermaient, modelés à la cire, de minuscules paysages animés, retraçant les épisodes d’un acte de bravoure et de sagesse dont on parla beaucoup en 1783, et dont le héros fut un vieux maréchal des logis d’Artois-Cavalerie », Louis Gillet, mettant en fuite les deux bandits qui voulaient déshonorer une jeune villageoise et ramenant ensuite la jeune fille chez ses parents[7].
L’offrande d’œufs, teints ou travaillés, accompagne la joie pascale des fidèles orthodoxes qui les donnent à leurs proches avec la formule « Christ est vraiment ressuscité ! ». Sa permanence en Europe laisse deviner une origine plus ancienne, telle la coutume du Lito (été) en Bohême relatée par l’anthropologue anglais James-George Frazer, lors de laquelle des jeunes filles suspendent une poupée habillée à un arbrisseau et chantent de porte en porte :
Le Printemps vient nous rendre visite / Avec des oeufs rouges / Avec des crêpes jaunes… [8].
En Europe centrale, les œufs travaillés, peints, collés ou grattés sont décorés par les femmes et les fillettes. Ils peuvent être de véritables chefs d’œuvre. Plusieurs recettes existent pour les teindre de couleurs vives dans des bains de plantes ou à l’aide de colorants chimiques non nocifs : le rouge est obtenu avec des pelures d’oignons, du vinaigre ou des lamelles de betteraves ; le vert dans un bain de feuilles d’ortie ou de lierre ; le jaune avec des pelures d’oignons ; le marron avec du marc de café…
Au repas du jour de Pâques, les œufs entrent en nombre dans la composition des mets et des gâteaux dont la forme ou le décor sont des symboles explicites de la fête [9] , tels le pâté de Pâques berrichon qui contient des œufs durs, la galette pâquaude, brioche « serrée » vendéenne, les couronnes ou campanili corses, ainsi que, dans de nombreuses régions d’Europe, comme la « couronne de Pâques » allemande (Oesterkranz) ou les Tsoureki grecs, décorés d’œufs teints ou non. En Alsace ou en Pologne, le dessert cuit dans un moule spécial a la forme d’un agneau de Pâques, une faveur enrubannée au cou, et le pannetone italien a la forme d’une colombe décorée de sucre.
Ainsi que des pièces de monnaie, des œufs étaient autrefois distribués aux enfants qui quêtaient de porte en porte le samedi saint lors des « roulées » (Bresse, Bourgogne) ou « pâquerets » (Beauce, Normandie), spécialement aux enfants de chœur pour les rétribuer de leurs services [10]. Ils étaient parfois armés de crécelles ou « taquets » : Donnez le pâqueret aux enfants de chœur / Qui chantent les louanges du Seigneur. / Un jour viendra et Dieu vous l’rendra, Alleluia ! Comme lors de toute quête enfantine, ne rien donner était supposé porter malheur et les enfants n’étaient pas longs à proférer quelque malédiction : Margot a mis sa poule à couver./ C’était pour pas nous en donner./ Un jour viendra et sa poule crèv’ra. Alleluia ! Ces tournées pascales ont perduré jusqu’aux années 1960 dans certaines régions rurales.
Des jeux de plein air prennent place l’après-midi du dimanche ou du lundi de Pâques : roulée, toquée, course aux œufs, chasse aux œufs… La « roulée » consiste à faire dévaler des œufs sur une planche inclinée ou à les faire avancer sur une pelouse comme de grosses billes. Cet usage est largement répandu en Europe. Pour la « toquée » (ou « toquette »), deux concurrents choquent leurs œufs l’un contre l’autre pour casser celui de l’adversaire, en veillant à ne pas fêler le sien : on commence par les deux bouts. La « course aux œufs » permet au concurrent de ramasser en courant plusieurs douzaines d’œufs éparpillés dans un temps donné [11]. Les chasses aux œufs sont répandues aujourd’hui, comme celles de Montrottier (Rhône) depuis 1963, de Thoiry, des fermes de Gally (Yvelines), ou de Vaux-le-Vicomte (Seine-et-Marne) qui consistent à ramasser des milliers d’œufs disséminés dans l’herbe (en chocolat principalement). A Paris, au Champ de Mars, cette chasse est organisée par le Secours Populaire. L’une des plus célèbres, Easter Egg Roll, se déroule à la Maison Blanche : c’était la 136e fois en 2014. Un lancer d’œufs crus se pratique à Valloire (Savoie) le lundi de Pâques depuis 2003.
Impérissables, les oeufs de Carl Fabergé sont de pures merveilles. Fils d’un bijoutier français protestant émigré en Russie, l’orfèvre exécuta en 1884 un œuf de Pâques en or émaillé de blanc contenant une poule miniature, pour le tsar Alexandre III qui voulait l’offrir à son épouse. Devenu par la suite officiellement « Fournisseur de la cour », Fabergé, qui oeuvra aussi pour le tsar Nicolas II, créa jusqu’en 1917 cinquante-sept pièces dont il reste quarante-six exemplaires : leurs minuscules contenus aux mouvements d’automates s’inspirent d’événements historiques et familiaux.
[1] A. Van Gennep, Le folklore français, (1948) 1998, p. 1102 et suiv. ; Jean-Pierre Albert, « Les œufs du Vendredi saint dans le folklore français », Ethnologie française, 1, 1984, pp. 29-44
[2] Dom Jules Baudot, Les cloches, Bloud et Cie, rééd. 1974, p. 49 ; A. Van Gennep, Le folklore français, rééd. Robert Laffont, (1948) 1998, p. 1013.
[3] Faith Wallis, Bede. The Reckoning of Time, Liverpool Univ. Press, 2004 (1999), p. 53.
[4] Gérard Leser, Marguerite Doerflinger, A la quête de l’Alsace profonde, Ingersheim-Colmar, SAEP éd., 1986, p. 42.
[5] Arnold Van Gennep, op.cit., Paris, 1998, p. 1106.
[6] Françoise Lebrun, Le Livre de Pâques, Paris, Robert Laffont, 1986, p. 104.
[7] Vloberg, Fêtes en France, Grenoble, B. Arthaud, 1942, p. 94.
[8] J.-G. Frazer, Le Rameau d’Or, 2e vol., « Le dieu qui meurt », Bouquins , Robert Laffont, (1934) 1983, p. 166.
[9] Nicole Vielfaure, Fêtes et gâteaux de l’Europe traditionnelle de l’Atlantique à l’Oural, Paris, Christine Bonneton, 1993, p. 96.
[10] Claudine Fabre-Vassas, La bête singulière : les juifs, les chrétiens et le cochon, Paris, Gallimard, 1993. p 274.
[11] Pierre-Louis Menon, Roger Lecotté, Au village de France, op. cit., Paris, (1945) 1993, p. 58.
Les pauses du Carême et le 1er-Avril
En France, selon une pratique carnavalesque, des feux cérémoniels avaient lieu le premier dimanche de Carême appelé « dimanche des Brandons » ou « des Bordes » (ou « Bourdes »). Encore au début du XXe siècle, dans les vergers et les champs de nombreuses régions rurales, les jeunes gens allumaient des feux fixes en des points stratégiques autour d’un territoire[1], ou promenaient en chantant leurs brandons (du germanique *brand, tison), torches de paille enflammées, selon un rite protecteur et purificateur comparable à l’embrasement du mannequin du Carnaval, ou au lancement de disques enflammés connu encore dans le Nord de l’Alsace. Comme les bûchers fixes, ces feux mobiles étaient censés raviver le soleil, purifier le territoire, éloigner les dangers de « l’ailleurs » et débarrasser les champs des animaux nuisibles et des mauvaises herbes ; c’était aussi l’occasion de rapprochements entre les jeunes gens. Parfois allumés par les derniers mariés, ces feux impliquaient souvent la présence des jeunes couples de l’année qui n’avaient pas encore d’enfant. Apparaît clairement ici la fonction magique et fécondante du feu cérémoniel et de sa fumée, qui caractérise aussi les feux de la Saint-Jean.
A cette même époque, on « noyait les lampes » (le coup’ron dans les Ardennes, les Lichterschwemmen en Suisse), en jetant à la rivière des planchettes illuminées pour, disait-on, emporter ailleurs les veillées qui cessaient dès que le travail de la terre pouvait reprendre[2]. C’était évidemment une façon de renvoyer l’hiver.
LA mI-cARÊME
La Mi-Carême, un jeudi au milieu du Carême comme son nom l’indique (parfois le dimanche suivant), est également une pause attendue dans cette austère période de jeûne. Cette fête tardive aurait été instaurée en 1216 par Innocent III. A Rome, un corso (course de taureaux) se déroulait ce jour-là : à l’instigation du pape Paul III († 1549), ce corso s’accompagna d’un défilé de chars et de mascarades[3]. Cette journée se caractérise, comme Mardi-Gras, par une suspension des interdits et permet de revivre les traditions du Carnaval, avec farces, mascarades et abondance alimentaire (crêpes, gaufres, bugnes ou beignets). En Alsace, à Buschwiller dans le Sundgau, un garçon choisi parmi les conscrits, surnommé « le putois » (d’r Iltis), est déguisé en mannequin de paille portant une longue queue, et haut de près de quatre mètres avec son chapeau pointu. Il est promené par ses camarades armés de bâtons noueux qui le retiennent avec des cordes, quêtant des œufs ou de l’argent de porte en porte en chantant. A ceux qui ne donnent rien, les conscrits menacent de lâcher le putois dans le poulailler. Une coutume semblable a lieu dans une commune voisine, à Attenschwiller : accompagné de compagnons de son âge, un garçon de treize ans, couvert d’un costume de paille décoré de fleurs en papier, va quêter de porte en porte. Ces mannequins vivants qui appellent le renouveau tiennent de l’homme sauvage et, comme le géant de Carnaval, ils symbolisent l’hiver et les maux qui lui sont associés.
Cette journée printanière permet de « fendre (ou scier) la vieille », selon une expression connue en Europe qui personnalise le Carême. En Berry, en Limousin, dans le Quercy et en Auvergne, encore au milieu du XIXe siècle, une procession d’enfants armés de sabres ou de scies en bois accompagnait à la rivière un mannequin de paille, de bois ou d’argile représentant une vieille femme. Appelée « sorcière », la Vieille pouvait être également sciée ou brûlée. Dans les Alpes, à Saint-Jean-de-Maurienne par exemple, on découpait dans du papier des « rosses-vieilles » en forme de scies, que l’on accrochait dans le dos des gens et cette farce était encore connue à Turin au milieu du XXe siècle. Dans les pays méditerranéens (France, Italie, Espagne), on sciait ce jour-là une bûche qui représentait la Vieille de Carême dont on déplorait les souffrances dans la joie. Comme les mannequins vivants d’Alsace, cette créature appelée à disparaître est précieuse pour son existence temporaire. Symbolisant l’année finissante, cette Vieille évoque la stérilité avant le renouveau, et la journée de rires qui la « fend » rappelle celle du 1er avril.
Le 1er-Avril
Le 1er-Avril, (April’s Fool’s day, fête du Fou d’Avril, dit-on en Grande-Bretagne) est une journée qui dérive des fêtes d’inversion propres au Carnaval, une parodie des fêtes du début d’année. En Espagne, la journée des farces a lieu le 28 décembre, jour des Saints-Innocents, ce qui confirme la fonction carnavalesque de cette journée où les petits deviennent grands, où ceux qui font des farces sont pris au sérieux. La dérision domine le 1er-Avril, douze jours après l’équinoxe de printemps, en cette journée liée à l’avènement de la nouvelle saison qui soulage de l’hiver, et qui tombe en général pendant l’austère période du Carême. L’année débutait à ce moment-là, à quelques jours près : le 25 mars du Xe siècle jusqu’au début du XIIe siècle, et par endroits jusqu’au XIIIe siècle, selon le style de l’Annonciation, et à Pâques, en France jusqu’en 1564[4]. Dans un grand mouvement de modernisation des monarchies européennes, le XVIe siècle vit ainsi l’abandon des anciens styles (en particulier dans les années 1550-1570) au bénéfice du Nouvel An le 1er janvier
Avec les grandes découvertes du XVIe siècle, puis la colonisation, le Nouvel An s’est imposé dans le monde le 1er janvier et il est maintenant devenu courant de fêter l’avènement de la nouvelle année la nuit de la Saint-Sylvestre, à minuit pile.
Le 1er-Avril illustre bien le rire libérateur qui accompagne le renouveau, soulagement qui motivait ce rire autorisé à l’église le jour de Pâques ou de la Pentecôte jusqu’au XVIe siècle, à mettre en parallèle avec le silence rompu des cloches[5].
Les plaisanteries, que l’on associe souvent à d’anciennes étrennes, sont ponctuées en France de l’expression énigmatique : « Poisson d’Avril ! ». Ces farces sont faites aux personnes de tout âge et de toute condition sociale, tandis que les plaisantins accrochent parfois dans leur dos la silhouette d’un poisson en papier. Claude Gaignebet voit dans cet accrochage la nécessité d’un « retournement » du temps que le geste même implique[6]. Différentes hypothèses peuvent justifier ce poisson. Il semble avant tout par sa présence se moquer des autorités, de l’Eglise en particulier qui impose le Carême, car il est l’un des rares aliments autrefois autorisés en période de jeûne. Par le nombre de ses œufs, le poisson évoque la vie et la fécondité, comme la poule ou le lièvre, autres animaux prolifiques célèbres au printemps. Une origine sémantique peut encore être avancée et donne au poisson une connotation érotique : le « maquereau », la « maquerelle », la « morue » sont des noms évocateurs d’amours illicites et de débordements sexuels. De même, la « vieille », autre nom du labre, poisson marin ridé, est le nom donné en France à l’année finissante ainsi qu’au Carême.
Les farces du 1er-Avril, qu’Arnold Van Gennep, grand folkloriste français († 1957), rapprochait des « farces de réception », étaient connues au moment du Carnaval, lors des veillées et des fêtes patronales ou professionnelles[7]. Répandues d’abord en milieu urbain, ces farces jouées aux nouveaux, sans aspects licencieux particuliers, représentaient une épreuve d’admission, forme de bizutage pour les jeunes apprentis qu’on envoyait chercher des objets introuvables : des passoires sans trous, de l’huile de coude ou des cordes à lier le vent, par exemple[8].
[1] Cette notion d’encerclement est importante, comme l’a remarqué Marie-France Gueusquin-Barbichon, dans « Protection des personnes et des espaces dans un village du Morvan », Ethnologie Française, 1981/3, p. 228.
[2] Colette Méchin note la transposition opérée par la pensée traditionnelle d’une notion temporelle (les veillées sont révolues) en notion spatiale (on les envoie plus loin). Saint Nicolas, Berger-Levrault, 1978, p. 59.
[3] Voir Yvonne de Siké, Fêtes et croyances populaires en Europe, Bordas, 1994, p. 105.
[4] 1564 marque le début de l’année civile en France au 1er janvier depuis le roi Charles IX.
[5] Colette Méchin, Saint Nicolas, 1978, p. 109 ; A. Van Gennep, Le folklore français, I, vol 3, éd. 1998, pp. 1013, sq.
[6] Fêtes du monde. Europe, Ed. du Moniteur, 1980, p. 11.
[7] Le folklore français, I, vol. 3, rééd. Robert Laffont « Bouquins », 1998, pp. 931, 932.
[8] Sur cet objet carnavalesque, voir Claude Gaignebet, Le Carnaval, Payot, 1974, chapitre IV, « La corde magique », p. 65, sq. On craignait autrefois les cordiers, populations isolées au Moyen Age au même titre que des lépreux, car les fabricants de cordes et de liens passaient pour des êtres magiques, dangereux et religieux à la fois. Ils avaient un lien privilégié avec l’Au-delà, car les vapeurs de chanvres auxquelles ils étaient soumis les y faisaient voyager. Vladimir Propp rapproche dans le conte l’échelle et la corde, moyens mécaniques de traversée qui permettent le voyage dans l’autre monde. (Les racines historiques du conte merveilleux, Gallimard, 1983, p. 279)
Le Carnaval et les fêtes populaires (RCF, 24-29 février 2020)
Le Carnaval et les temps d’inversion
Extrait de mon livre Fête des Fous, Saint-Jean et Belles de mai. Une histoire du calendrier (Le Seuil, 2008, p. 17-30)
Les « jours gras » par opposition au carême, temps de jeûne qui suit.
L’année commence par le « temps premier » (primum tempus), le printemps, précédé lui-même par le Carnaval, un laps de temps court et bien déterminé de suspension des règles de vie ordinaires, temps d’inversions et de licence. Ce renversement de l’ordre établi, où les petits deviennent grands, était déjà connu des civilisations antiques pour marquer la période de passage du début de l’année, temps hors du temps. Ce moment « purificateur » fut plus ou moins bien accepté au fil des siècles, en particulier, depuis l’avènement du christianisme, par les autorités ecclésiastiques. Les Pères de l’Eglise critiquèrent très tôt la fête romaine des Kalendae Januariae, fête des « Calendes de janvier », répandue chez tous les peuples dominés par Rome et donnée en l’honneur de Janus, le dieu à deux têtes, et célébrée après l’institution du Nouvel An le 1er janvier par Jules César (en 45 avant J.-C.) : Tertullien à la fin du IIe siècle, puis saint Ambroise de Milan († 387), saint Augustin († 430), son contemporain saint Jean Chrysostome († 407), ou encore Césaire († 543), évêque d’Arles qui interdisait à ses prêtres de tolérer devant les églises ces cortèges d’hommes déguisés « en cerf ou en petite vieille ». Les déguisements féminins ou de bêtes sauvages revenaient en effet souvent dans les critiques des « monstrueuses apparences » aux excès indécents, sautant et dansant dans un grand vacarme, « comme s’ils s’étaient changés en créatures sauvages et n’étaient plus des hommes »[1].
Ces mascarades se sont définitivement calées en Europe à la veille du Carême, temps chrétien de jeûne et d’austérité de « quarante » jours qui précède Pâques. Le Mercredi des Cendres, qui débute le Carême, a été institué au concile de Bénévent en 1091. Mentionné pour la première fois au début du XVIe siècle par le poète de la Renaissance Mellin de Saint-Gelais († 1558), le Carnaval désigne cette période des « jours gras », à l’avènement du printemps. Selon une étymologie répandue, le mot vient d’une altération du génois carneleva, « enlève-chair », qui a donné le mot italien carnevale. Cet adieu à la chair (à la viande) prit donc ses références grâce au Carême qui le suit. Toutefois, pour l’historienne Anne Lombard-Jourdan, l’appellation « Carnaval » désignait primitivement le moment où les cerfs perdaient leurs bois, en février, phénomène qui annonçait un renouveau : le mot « Carnaval », issu du latin cornu, corne des animaux et plus spécialement bois du cerf, désignerait en effet le moment où la « corne va à val » ou « avale », c’est à dire tombe. Les rites accompagnant cette chute des bois des cerfs remontent très haut dans le temps, à une époque où l’homme était essentiellement chasseur : une part était offerte à la divinité et le groupe consommait le reste en un repas communautaire, suivi d’un débordement de joie, de danses et de bruit[2].
Suivant les endroits, le Carnaval dure le temps d’une journée, le Mardi-Gras ; il s’étale souvent sur plusieurs jours, de trois à sept, voire également sur plusieurs dimanches. La période, mobile puisqu’elle dépend de la date de Pâques, débute au plus tôt à la Chandeleur, le 2 février, mais les mascarades peuvent être avoir lieu dès janvier. Les manifestations du Mercredi des Cendres sont parfois encore liées au Carnaval avec la mort du roi ou du mannequin de paille qui symbolise cette période joyeuse. Fête exportée avec le christianisme, le Carnaval est maintenant connu dans les pays chrétiens du monde entier (Antilles, Brésil, Philippines…).
A l’heure actuelle, la fonction du Carnaval, « assagi » et remis en valeur quand il a été oublié, a changé, car le Carême n’est plus évocateur de privations. Même si elle présente un attrait touristique indéniable, la fête, synonyme de cohésion sociale, reste avant tout un marqueur fort de l’identité communale.
L’année nouvelle
Pour tous, le printemps était une saison inquiétante car, avec le blé qui levait, des forces infernales se réveillaient du sol où l’on enterrait les morts. L’Au-delà était donc très présent et l’année nouvelle elle-même cachait des incertitudes (mort, maladies, épidémies, catastrophes naturelles) qui pouvaient conduire du jour au lendemain à la misère, à la famine. En février, du temps d’Ovide au début de notre ère, les morts erraient sous forme de flammes dans les cimetières de Rome et l’une des fonctions du Carnaval est justement de réagir contre ces surgissements d’esprits pour les renvoyer dans leur demeure obscure. Des temps complexes de logique à l’envers ont toujours accompagné la renaissance de l’année nouvelle, comme pour mieux la régénérer et lui insuffler son énergie dans son mouvement pendulaire. L’image du souffle appartient d’ailleurs à cette période, comme nous le voyons avec le pet de l’ours libérateur à la sortie de l’hiver au moment de la Chandeleur ; avec la fortune de saint Blaise fêté le 3 février (qui incarne le verbe allemand blasen, souffler), ou avec le soufflet, instrument souvent présent dans nos carnavals.
Déjà à Babylone, au début du IIe millénaire avant J.-C., lors de la fête des Sacées, un condamné à mort prenait la place du roi, qui vivait, lui, comme un simple citoyen pendant cinq jours. Ce « roi » provisoire finissait par être exécuté. « Le jeu, ou plutôt le rite, remet à neuf la mécanique subtile des rapports sociaux », écrit à ce propos l’anthropologue Daniel Fabre[3]. Le livre d’Esther dans la Bible rappelle encore cette inversion qui avait valu au Ve siècle avant J.-C. à Mardochée, l’oncle d’Esther, de se promener à cheval dans les rues de Suse, couvert du manteau royal. Aman, le ministre du roi Assuérus, qui avait fomenté le projet d’exterminer tous les juifs du Royaume, avait fini par être lui-même pendu grâce à la célèbre supplique d’Esther, jeune juive devenue reine qui avait plaidé pour son peuple. Pendant cette fête, toujours commémorée au printemps lors de la fête juive de Pourim, les inversions sont de mise, comme ces écoliers qui commandent à leur professeur. Dans la Rome antique au moment du solstice d’hiver, la fête des Saturnales connaissait de grands et joyeux repas où le maître recevait à sa table ses esclaves, allant même jusqu’à les servir. On revivait l’Age d’Or, âge mythique où tous les hommes étaient égaux, décrit par Hésiode, poète grec (probablement au VIIIe s. avant J.-C.), dans Les travaux et les jours. Cette fête domestique, sans doute plus sage que la simple évocation des « libertés de décembre » ne le laisse penser, fut suivie à une époque assez tardive, vers la fin de la République (- 30 avant J.-C.), par les Calendes de janvier dix jours plus tard, en l’honneur du très ancien dieu Janus aux deux visages, l’un tourné vers le passé, l’autre vers l’avenir. Ces calendes occasionnaient de bruyantes mascarades urbaines et des jeux d’inversion de sexe et de rang, auxquelles nos carnavals modernes ressemblent fort malgré les récriminations des Pères de l’Eglise citées plus haut.
Les fêtes des Fous
Plus près de nous, dans la seconde partie du Moyen Age et en milieu urbain également, la fête des Fous permettait de se moquer des autorités dans les grandes villes d’Europe occidentale au moment de la nouvelle année, début janvier pour la fête de la Circoncision, à l’Epiphanie, ou à son octave le 13 janvier. L’Eglise était principalement visée : c’était alors une institution toute-puissante, puisqu’elle canalisait le temps et les activités sociales grâce à son découpage du calendrier liturgique. Il conviendrait de parler « des » fêtes des Fous au pluriel car, comme le précise l’historien Yves-Marie Bercé, s’affirmait « la tendance à nommer dans le règne de folie autant de dignitaires que la société de la réalité quotidienne en faisait paraître »[4]. Ainsi, lors de la semaine qui suit Noël, plusieurs jours étaient consacrés aux ecclésiastiques qui élisaient à cette occasion leurs prélats festifs[5]. La fête des Fous la plus célèbre pour ses abus était la fête des sous-diacres, des « diacres saoûls », comme l’a écrit le philologue Du Cange qui, cherchant à comprendre le sens de cette fête, pensait à un jeu de mots[6]. Fête joyeuse devenue sacrilège, elle se caractérisait par de bruyants défilés costumés dans les rues et les églises, mêlant clercs et laïcs, et donnant lieu à des excès inégaux, avec présence de montures burlesques, ânes chargés de « Maries parfois peu virginales » pour reprendre la description de Daniel Fabre[7].
Les clercs élisaient un « évêque de la Déraison », un « abbé de la Malgouverne » ou un « pape des Fous », volontairement choisi parmi les « fols » ou simples d’esprit. L’image du souffle est également présente dans le choix du fol, être vide esventé, puisque le mot latin follis désignait un ballon ou un soufflet pour le feu. L’Eglise connaissait aussi à cette époque la fête mieux contrôlée des Saints-Innocents le 28 décembre, où un enfant de chœur prenait la place de l’évêque dans sa cathédrale. Elle finit par exiger la suppression de ces fêtes irrévérencieuses et, pourtant, elle s’était montrée tolérante au départ, car, après tout, on se moquait de l’institution ecclésiale et non du Christ lui-même[8]. En 1098, l’évêque de Paris Eudes de Sully parlait simplement de la « réformer ». Mais, en raison des abus répétés, les condamnations se multiplièrent dans les conciles provinciaux et synodes diocésains, et les fêtes des Fous furent rayées du calendrier à partir du XVe siècle, en particulier à la suite de la condamnation du Concile de Bâle le 2 juin 1435. Les autorités civiles n’aimaient pas plus ces fêtes qui conduisaient à des désordres et certaines affaires allèrent même devant la justice. Au moment du concile de Tolède en 1566 et, plus tard sous Louis XIV, on trouvait pourtant encore des manifestations de la fête des Fous, par exemple chez les Cordeliers d’Antibes en 1645.
Sa majesté Carnaval
Un roi du Carnaval plus grand que nature et fait généralement en carton-pâte, symbolise le Carnaval des villes. Bien que son char et ceux qui le précèdent soient voués à la destruction, ils sont ornés artistiquement autour d’un thème donné, raillant volontiers l’actualité selon le principe carnavalesque qui consiste à se moquer des autorités. Dans les campagnes, il s’agit d’un mannequin de paille dressé à l’avance : autrefois, on l’élevait dans un champ ensemencé pour fermenter la terre de ses cendres. Rois ou mannequins de paille, ces géants sont soigneusement élaborés et habillés d’habits voyants. Leur « royauté » est éphémère et ils finissent brûlés, décapités ou noyés, soit à la fin des jours gras, soit le Mercredi des Cendres ou à la Mi-Carême. Véritables boucs émissaires visibles et tangibles incarnant l’hiver et la vieille année, ces personnages nommés « Carnaval », « Carême-prenant », « Caramentran »… aident à remplir la fonction satirique de la période : après un jugement sommaire dans les rires et les chansons, ils sont accusés publiquement de tous les maux de la collectivité. Leur mise à mort engendre l’hilarité.
S’ils sont, pour certains, de sortie au Carnaval, les géants du Nord de la France et des Flandres, n’ayant pas la même fonction, ne sont pas détruits. Figures emblématiques de leur ville, ils doivent leur élaboration à un héros réel ou mythique de l’histoire de la cité qui les garde jalousement. Nées à partir du XVe siècle, ces effigies tutélaires, promenées chaque année à des dates précises, étaient censées exorciser les peurs de « l’ailleurs ».
Les mascarades
Exécutés dans le bruit (pétards, sonnailles, chants, cris, musique…), les défilés, danses, sautillements ou rondes de personnes déguisées, chapeautées et le visage parfois masqué ou grimé,– « réveillent la terre ». Les tournées des masqués sont protectrices et portent bonheur là où elles passent. Sous un aspect volontairement désordonné, leur itinéraire est en réalité très étudié.
Sacralisation du temps communautaire, le carnaval est originellement un acte rituel, calendaire. Nécessaire à son accomplissement, tout changement de vêtement s’assimile à un changement de la personne. Les masqués généreux et beaux, vêtus de riches habits (velours, soieries…) aux couleurs chatoyantes, lancent des noix, des petits pains ou des oranges et symbolisent l’abondance, l’année nouvelle, la vie et la fécondité. A leur côté se profilent des personnages laids et inquiétants habillés de haillons, de fourrures, de déguisements zoomorphes (cerfs, ours, loups, boucs, chevaux-jupons, vachettes…) ou couverts de végétaux naturels – paille, mousse… – et munis de baguettes, de balais ou de chaînes, qui évoquent la captivité et incarnent la stérilité de l’hiver et le gouffre de la mort. Les déguisements de ces masqués initiatiques, qui renvoient aux incertitudes de la destinée, peuvent être hideux, comme celui du personnage récurrent de l’Homme sauvage qui symbolise le monde non-civilisé de l’Au-delà. Ce double aspect des beaux et des laids se retrouve encore aujourd’hui dans de lointains héritiers que sont le généreux Saint-Nicolas (fêté le 6 décembre) et son affreux acolyte le Père Fouettard. Toujours dans cette logique de l’inversion, d’autres masqués évoquent la rencontre des contraires : les noirs encharbonnés et les blancs enfarinés, par exemple, qui rappellent aussi les phases lunaires, ou la version plus récente des chrétiens contre les maures. Dans les mascarades basques, la division est nette également, entre les rouges (les bons, les nobles, les gens honnêtes, où tout est ordre et harmonie) et les noirs (les méchants, les miséreux, les étrangers, où tout n’est que désordre et confusion). Leur alternance engendre le vêtement de l’énigmatique Arlequin, comme le constate Claude Gaignebet[9]. Dans cette même logique des contraires, les inversions des sexes ne sont pas rares. Du reste, une journée de la « semaine grasse » était parfois placée sous l’autorité des femmes, ainsi qu’en témoigne encore la Sainte-Agathe (5 février) en Bresse ou en Espagne, ou la journée dite « des Commères » ou « des Marottes », en Alsace, en Allemagne et aux Pays-Bas.
Les mascarades sont extrêmement diverses et chaque ville présente son originalité. Fête que le peuple se donne à lui-même comme l’observait Goethe à propos du Carnaval de Rome (1788), le Carnaval est le miroir de son identité rêvée : les spectateurs sont fascinés par le déploiement extraordinaire de certains défilés, à Rio, par exemple. Au Carnaval de Venise, carnaval de cour baroque par excellence où les logiques d’inversions de rang ou de sexe se cachent derrière de somptueux costumes, les participants qui sont le plus souvent des touristes, méconnaissables sous leurs masques et déguisements d’aristocrates du XVIIIe siècle, sont là, paradoxalement, pour se montrer.
Ces manifestations collectives concernent les populations par leur aspect magique et protecteur, aspect autrefois important pour conjurer les incertitudes que réservait l’année nouvelle. A la campagne, plus les personnages étaient rembourrés de paille (les paillards), plus cela était prometteur pour les récoltes. Depuis le bas Moyen-Age dans les villes, défilaient parfois aussi des groupements corporatifs « bourgeois » (blanchisseuses, bouchers…), dont la fonction était essentiellement représentative. Le plus souvent, conduits par un bœuf gras orné de rubans ou de fleurs, le bœuf viellé (ou villé, en Berry, déformé en violet), emblème corporatif et symbole de l’alimentation carnée, les bouchers s’exhibaient également un peu plus tard, à la Mi-Carême ou aux Rameaux. La tradition était encore bien vivante dans les gros bourgs et les villes de certaines régions rurales d’Europe dans les années 1950 : le bœuf était mis à mort, puis débité en morceaux et offert aux habitants, aux pauvres en particulier. A Barjols (Var), le 17 janvier pour la fête de saint Marcel (évêque de Die au Ve siècle), la fête des Tripettes, datée de 1350, est à rapprocher de cette coutume qui n’est pas antérieure à la formation des corporations médiévales.
Jusqu’au début du XXe siècle, les mascarades étaient parfois punitives. Les masqués se rendaient de porte en porte pour quêter des victuailles. Ces jeunes gens méconnaissables se devaient d’être bien accueillis sous peine de charivaris, punitions redoutées et humiliantes, réalisées dans le vacarme. Faites dans un esprit justicier comme lors des charivaris nocturnes, les farces de la jeunesse, garante de la morale, pouvaient être cruelles : les jeunes gens (et les hommes mariés constitués en tribunal) réprimaient sévérement les infidélités conjugales, les abus sexuels, les maris battus, les veufs trop vite remariés…, en promenant les infortunés à l’envers sur le dos d’un âne. On appelait asinade, azouade ou carnavalade cette promenade humiliante des maris ridicules. Plus sobrement, mais toujours pour des règlements de comptes, se produisaient de très anciens jeux de balles collectifs (la soule, la sioule, la choule… suivant les endroits), déjà décrits au XIIe-XIIIe siècle dans le Roman de Renart, par exemple, et encore attestés localement dans les années 1960. On retrouve ces jeux brutaux, où tous les coups étaient permis, à d’autres dates printanières : ils permettaient aux jeunes gens d’affronter les hommes mariés, qu’ils raillaient volontiers en les affublant de surnoms peu flatteurs (les « cornards »), et de briller auprès des jeunes filles, spectatrices très attentives.
Les enjeux amoureux
Si ces aspects répressifs ou querelleurs ont disparu, il subsiste les enjeux amoureux toujours bien vivants à l’avènement du printemps : la Saint-Valentin, fête des amoureux (14 février), n’est pas loin. Des aspersions en tout genre, annonciatrices de prospérité et de fécondité, continuent de promettre le bonheur aux jeunes filles à marier, les premières visées par les jeunes gens dans les courses-poursuites et les batailles, qu’elles soient de confettis, d’œufs, de farine, de lie de vin, etc. Les confettis sont nés dans les années 1892-1893 grâce à un ingénieur de Modane qui eut l’idée de remplacer par des rondelles découpées dans les déchets de papier utilisé dans l’élevage de vers à soie, les dangereuses dragées de plâtre lancées au Carnaval de Nice (confetto signifiant dragée en italien). Les batailles d’œufs et de farine, fréquentes aujourd’hui chez les collégiens, s’imposèrent avec l’immigration portugaise dans les années 1970. Dans certains Carnavals des régions rurales d’Europe, des jeux de l’ours sont parfois mimés : l’animal, capable de tenir debout comme l’homme sauvage, est capturé après avoir séduit les jeunes filles, et tué. Bientôt, il ressuscite et se remet à danser, symbolisant la nouvelle saison qui renaît après la mort de la vieille année. Cette fonction météorologique de l’ours, annonciateur du printemps et du retour de la fécondité, rappelle la légende de l’ours de la Chandeleur sortant de sa tanière pour voir le temps qu’il fait. Cette fonction est à rapprocher encore de celle de l’homme sauvage qui « sait le temps, le ressent, le rythme, et chante quand il change »[10]. De même, par son hibernation, l’ours entre dans les marges du sauvage, ces entrailles de la terre qui sont des royaumes infernaux qu’il convient de dominer par la vie et la prospérité.
L’abondance alimentaire
Lors des jours gras, comme leur nom l’indique, il est important de manger en quantité, ce que le Carême interdisait, car les viandes et les matières grasses étaient éliminés des menus en temps de jeûne. Les repas copieux, particulièrement celui du Mardi-Gras, comprenaient bouillons gras, râgouts de viandes, de pois, fèves, et autres aliments flatulents. Ils se terminaient par des pâtisseries restées traditionnelles : crêpes, gaufres, beignets ou bugnes, roussettes, rissoles… Ces pâtisseries « obligatoires », annonciatrices de la fécondité et du printemps (la crêpe, au même titre que la galette des Rois, est « ronde comme le soleil »), étaient également représentatives de l’économie agricole, car elles se confectionnent avec des ingrédients simples : des œufs, de la farine et du lait … dont on ne manquait pas au sortir de l’hiver. Ces gourmandises sont connues à d’autres dates voisines dans le calendrier : la Chandeleur (2 février) et la mi-Carême. En manger le plus possible promettait du bonheur, selon un principe cher aux fêtes, celui du « gaspillage cérémoniel »[11], car l’abondance promet l’abondance. « Manger, manger beaucoup, ne relève pas de l’hédonisme : c’est un rite », écrit l’ethnologue Claude Gaignebet[12]. Une valeur magique s’ajoute au « luxe » temporaire du mets cérémoniel.
Les temps ont changé et le carême n’est plus synonyme de privations. Malgré tout, ces pâtisseries des jours gras se dégustent toujours avec bonheur, car l’occasion de les manger reste rare.
[1] Faustin, évêque de Brescia en Italie au IVe siècle, cité par Du Cange, Glossarium mediae et infimae latinitatis, II, Paris, « cervula, cervulus » ; Françoise Monfrin, « La fête des calendes de janvier, entre Noël et Epiphanie », La Nativité et le temps de Noël. Antiquité et Moyen Age, Publ. Université de Provence, 2003, pp. 112-114.
[2] Aux origines de Carnaval, Odile Jacob, 2005, p. 81.
[3] Carnaval ou la fête à l’envers, Paris, Gallimard « Découvertes », 1992, p. 17.
[4] Fête et révolte. Des mentalités populaires du XVIe au XVIIIe siècle, Hachette, 1976, p. 28.
[5] Pendant les Douze Jours, qui vont de Noël à l’Epiphanie.
[6] Glossarium ad scriptores mediae et infimae latinitatis, 1678, « Kalendae ».
[7] Carnaval ou la fête à l’envers, éd. 1992, p. 56.
[8] Roland Auguet Fêtes et spectacles populaires, Paris, Flammarion, 1974, p. 30.
[9] Fêtes du monde. Europe, Ed. du Moniteur, 1980, p. 12.
[10] Daniel Fabre, op. cit., p. 33.
[11] Martine Segalen, J. Chamarat, emploient cette expression à propos du mariage, où l’on dépense sans compter, dans Amours et mariages de l’ancienne France, Berger-Levrault, 1981, p. 170.
[12] Le Carnaval, Payot, 1974, p. 120.
Les crêpes de la Chandeleur
Les crêpes sont censées être mangées en quantité à la Chandeleur, au Carnaval ou à la Mi-Carême. Comme d’autres pâtisseries de cette époque – beignets, bugnes, roussettes, gaufres, oreillettes, merveilles… –, les crêpes symbolisent la venue prochaine du printemps, le retour de la lactation et la fin de l’hiver. Exigeant des ingrédients peu chers et faciles à trouver (lait, œufs et farine), elles rappellent l’adage prometteur de l’abondance. Ces pâtisseries jouaient un rôle protecteur en veillant à l’économie domestique : la première, lancée sur une armoire ou un vaisselier veillait à l’économie familiale. Selon la tradition, on doit garder à la main une pièce de monnaie en faisant sauter cette première crêpe, afin de s’assurer la fortune toute l’année.
Elles témoignent également qu’après l’hiver, saison stérile, les provisions ne manquent pas, et en outre, sont liées à la culture des champs :
« Si point ne veux de blé charbonneux, / Mange les crêpes à la Chandeleur », dit un dicton vendéen.
On a tenté de christianiser cette tradition gourmande en donnant pour origine un usage propre au pape : au Ve siècle, pour réconforter des pèlerins venus à Rome, Gélase ler aurait fait faire des oublies, sortes de gaufres rondes roulées en cornets. Mais c’est oublier que les crêpes étaient par ailleurs connues dans d’autres régions d’Europe comme expression du printemps. L’anthropologue anglais James George Frazer († 1941) note cette comptine que les jeunes filles de Bohême récitaient encore au début du XXe siècle après avoir noyé une effigie de la Mort au soleil couchant. Promenant un jeune arbre décoré de rubans verts, rouges et blancs où était suspendue une poupée habillée en femme, les jeunes filles chantaient de porte en porte en recueillant leurs présents :
« Le Printemps vient nous rendre visite / Avec des oeufs rouges/ Avec des crêpes jaunes.
Nous avons expulsé la Mort du village, / Nous y apportons l’Eté…[1] ».
[1] Frazer, Le Rameau d’Or, 2e vol., « Le dieu qui meurt », Bouquins , Robert Laffont, (1934) 1983, p. 166.
Saint-Valentin, le 14 février
Si sa fête est célèbre, saint Valentin n’est connu que par une basilique romaine qui lui a été dédiée sur la voie Flaminienne à la fin du IVe siècle. Le récit de sa Passion, antérieur au VIIIe siècle, en fait un prêtre romain martyrisé au IIIe siècle. Il a pris les traits d’autres saints Valentin, obscurs eux aussi, dont l’un, fêté le même jour, aurait été évêque de Terni en Ombrie et martyrisé à Rome vers 273. Il fut confondu également avec un évêque itinérant enterré dans le Tyrol italien, saint Valentin de Rhétie, dont les reliques sont à Passau en Bavière depuis 764 (fêté le 7 janvier).
La réputation de guérisseur de Valentin (invoqué en particulier contre l’épilepsie en Allemagne) vient de sa légende : il aurait guéri plusieurs enfants d’hommes illustres ou, selon La Légende dorée, il aurait rendu la vue à la fille du gouverneur qui était aveugle, avant d’être décapité.
La fête des amoureux
Saint Valentin doit sa réputation de patron des amoureux à l’étymologie prometteuse de son nom – du latin valere, se bien porter, réussir –, présage de bonheur, particulièrement de bonheur conjugal. Comme saint André (du grec, viril), fêté le 30 novembre, les jeunes filles (et les jeunes gens) l’invoquaient pour se trouver un conjoint. Cela vaut à saint Valentin sa place dans le calendrier, à une date proche du Carnaval où les enjeux amoureux sont importants en cette époque de licence et de rupture, favorable au retour de la fécondité. D’ailleurs, le saint était souvent représenté sur les anciens calendriers avec dans la main un soleil annonçant le printemps ou un gaufrier.
L’explication la plus fréquente du patronage des amoureux provient de la croyance médiévale que les oiseaux se fiancent le jour de la Saint-Valentin et se marient à la Saint-Joseph, le 19 mars[1]. Attestées au XIVe siècle, des manifestations courtoises avaient lieu le 14 février dans le milieu aristocratique anglais. Dans The Parliament of Fowles (Le Parlement des oiseaux, vers 1382), le poète de cour anglais Geoffrey Chaucer parle de la Saint-Valentin et de l’avènement du printemps où les oiseaux, espèce par espèce, se choisissent une compagne. On lui attribue la paternité des valentines, poèmes d’amour parfois anonymes, formulés à l’élue de son cœur à cette occasion. Saint Valentin est mentionné également dans la « Balade XXXIIII » (Cinkante Balades, vers 1399) du poète John Gower, ami de Chaucer, qui précisait que pour imiter les oiseaux, chaque galant choisissait sa belle pour un an. L’usage anglais se répandit à la cour de Savoie grâce au capitaine et poète Othon de Grandson († 1397), puis à la cour de France en 1450 à la suite des rondeaux du poète Charles d’Orléans qui avait été prisonnier à Londres de 1415 à 1440. Auparavant, Christine de Pisan avait écrit également des valentines : Cent ballades d’Amant et de Dame vers 1409-1410.
Le valentinage instituait un rapport de courtoisie hors-mariage, « sorte de mise à l ‘épreuve amoureuse »[2] en associant pour l’année, parfois seulement pour la journée, des couples formés selon leur propre choix ou par le hasard : première rencontre du matin, tirage au sort du valentin, etc., même parmi les personnes mariées. Leur association restait parfois secrète. Outre diverses galanteries, le valentin et sa valentine devaient se faire de menus cadeaux[3]. En février 1603, l’évêque de Genève François de Sales dénonça à Annecy ce « coupable usage » qui occasionnait querelles et désordres dans les ménages. Si l’élection des valentins de fortune a progressivement disparu, l’habitude des tendres missives, elle, s’est conservée dans les pays anglo-saxons sur des cartes de vœux imprimées ou non : encore maintenant, les jeunes filles à marier, et même les couples de tous âges, en reçoivent de leurs amis[4]. En France, la Saint-Valentin fut remise au goût du jour par les soldats américains à la suite de la IIde Guerre mondiale. La fête, devenue très populaire, est soutenue par les marchands de fleurs, de cadeaux, de chocolats… qui, dès 1946, avaient compris leur intérêt commercial. En revanche, la coutume de la correspondance n’y est pas de mise.
Le rituel courtois du valentinage s’est calqué sur une tradition préexistante qu’il a renouvelée avec élégance. Comme le rappelait en 1920 le folkloriste P. Saintyves, le mois de février est depuis longtemps un mois de fiançailles. Il cite par ailleurs ce dicton tchèque :
« Voilà que crie saint Valentin : au bal ! Réjouissez vous bien du Carnaval. »[5]
Jusqu’en 1890, des fiançailles fantaisistes imaginées par les jeunes gens célibataires, avaient lieu en cette période, en particulier dans l’Est de la France, telle la coutume du dônage (d’après la formule « je donne ») le premier dimanche de Carême ou « dimanche des Brandons ». Dans la rue, sur une place, devant une maison où se tenait une veillée, cachés parfois derrière des volets à demi-fermés, les orateurs annonçaient d’une voix claire des amours plus ou moins secrètes qui assemblaient un jeune homme et une jeune fille, dévoilant parfois des couples non légitimes. Le dônage et ses « bans imaginaires » pouvaient s’accompagner du lancement de disques incandescents, allumés au bûcher du Carnaval, et jetés dans les airs au moyen d’une baguette, comme des petits soleils ou des étoiles filantes[6]. Ces traditions masculines du feu mobile lancé aux yeux de tous, en même temps que le nom de l’élue était proclamé, s’opposent aux gestes secrets féminins qui consistaient à jeter dans la cheminée le soir de la Chandeleur (2 février) une poignée de cendres sur des tisons ardents en implorant :
« Chandelier, Chandeleur,
Je te cache à cette heure
Fais-moi voir en mon dormant
Celui que j’aurai de mon vivant. »
Cendrillon, « fiancée du feu » ou « des cendres », n’est pas loin !
Certaines versions de la légende de saint Valentin qui parlent de bâtons noueux avec lesquels on l’aurait frappé lors de son martyre, ne font que renforcer l’aspect carnavalesque de la fête : comme nous l’avons vu à plusieurs reprises, la baguette écorcée insufflant vigueur et fécondité annonce le renouveau. Curieusement, on rapproche parfois la Saint-Valentin de la coutume des Lupercales décrite par le poète latin Ovide (Fastes, II), qui avaient lieu le 15 février dans la Rome antique[7]. Cette course des Luperques, jeunes gens de l’aristocratie à-demi nus et vêtus de peaux de bouc en l’honneur de Faunus, dieu des troupeaux, avait pour but de purifier ville et habitants après les souillures de l’hiver. Incursion d’hommes à l’aspect sauvage dans le monde civilisé, cette manifestation annonciatrice de vigueur et de fécondité présentait des traits carnavalesques communs à toute l’Europe pour un passage heureux vers la nouvelle année. Mais cette course vive où les Luperques frappaient de leur fouet tout ce qui se présentait sur leur passage (y compris les jeunes femmes), semble toutefois bien éloignée des coutumes galantes de la Saint-Valentin qui, elles, sont parées des usages chevaleresques et courtois caractéristiques du Moyen Age.
Toujours en raison de l’origine de son nom, saint Valentin est parfois invoqué également en tant que saint agraire, pour protéger les vignes dans une partie des Alpes, par exemple, ou les champs contre les ravages des mulots, par suite de la réputation du patron de Jumièges en Normandie, saint Valentin (de Terni) dont, au IXe siècle, la châsse contenant ses reliques, promenée par les religieux jusqu’à la Seine, aurait conduit au fleuve une troupe de rongeurs indésirables.
[1] A. Van Gennep, Le folklore français, vol. 1, 1943, rééd. 1998, p. 263.
[2] Tina Jolas, « Une séquence printanière : Le Songe d’une nuit d’été », Ethnologie française, 1991, n° 4, p. 383.
[3] Samuel Pepys, Journal, Union générale d’Editions « 10-18 », 1972, n. 4 (1661), p. 279.
[4] Selon P. Saintyves qui cite la Revue Britannique, la poste de Londres a distribué le 13 février 1861 47 750 lettres de plus que d’ordinaire ; d’après Roger Lecotté, la poste de New York, vers 1880, a débité 583 442 timbres à cette occasion. « A propos de la Saint-Valentin », Bulletin folklorique d’Ile-de-France, oct.-déc. 1951, p. 292.
[5] « Valentines et Valentins. Les rondes d’amour et Cendrillon », Revue de l’histoire des Religions, vol. 81, 1920, p. 158, p. 162.
[6] La coutume des « chidôles » enflammées s’est d’ailleurs maintenue dans certaines communes d’Alsace.
[7] Voir La Légende dorée, A. Boureau éd., Gallimard, « Pléiade », notes p. 1176.