DES VENDANGES A L’OIE DE LA SAINT-MARTIN ET À THANKSGIVING : L’ABONDANCE DES DEUX AUTOMNES.

Séminaire « Perception du climat », IIAC, laboratoire CERES, École Normale Supérieure, 21 novembre 2019

En météorologie populaire, l’automne comprend les mois de septembre, octobre et novembre : l’Avent (période liturgique qui comprend quatre dimanches avant Noël) débute le cycle hivernal proprement dit. Le mot même d’Automne ne signifie pas la même chose pour tous. Voir par exemple les textes réunis par Alain Montandon sur cette saison poétique et triste par excellence[1]. L’automne est souvent synonyme de « fin » : l’automne de la vie, par exemple. Et pourtant, nous allons voir que ce n’est pas une saison triste, comme la présence de la Toussaint et le dénuement des arbres pourraient le laisser entendre, mais une saison d’abondance qui conduit à la générosité de décembre.

Les variations du temps dans l’année dépendent du ciel et des saisons, bien sûr, mais aussi des transformations dues à la vie moderne et à l’urbanisation car, depuis les années 1950-1960, avec l’avènement des loisirs, on n’a plus du tout le même regard pour la perception du temps qu’il fait (vacances, week-ends, etc.). Si la météorologie reste très présente dans nos vies (il n’y a qu’à voir les nombreuses séquences sur les différentes chaînes de télévision), le climat n’a plus la même importance : on ne connaît plus les mêmes craintes pour les récoltes futures, pour la bonne raison, entre autres, que le nombre de paysans a considérablement diminué. Par ailleurs, on ne sait plus à quoi correspondent les dictons, ni les dates cachées derrière la Saint-Michel (29 septembre) ou la Saint-Martin (11 novembre).

Pour les Celtes l’année commençait au début du mois de novembre, lors de la fête de Samain au moment où l’automne bascule justement. Si la Toussaint a été placée à cette date au IXe siècle à la suite des Anglais, et en particulier d’Alcuin, conseiller de Charlemagne, c’est justement en raison de Samain où l’Au-delà s’entrouvrait et où l’on célébrait les morts. Cette époque n’est pas celle du solstice, mais c’est effectivement sur le plan pastoral et agricole un vrai changement d’année, avec la nette avancée de l’obscurité dans l’hémisphère nord. Les jours sont de plus en plus courts, de plus en plus froids et les activités changent dans les fermes. Mais le tableau n’est pas sombre pour autant car les greniers sont pleins… à condition bien sûr que le ciel se soit montré clément auparavant. Les moissons sont engrangées, les vendanges finies, le bétail rentré à l’étable et c’est le temps des foires.

I – LE PREMIER AUTOMNE

Le premier automne en septembre et octobre, le plus beau généralement, est une période de récoltes de fruits, de vendanges, et de grandes foires comme la Saint-Michel ou la Saint-Denis (le 9 octobre). C’est ce que sous-entend généralement le mot « automne » dans l’esprit des gens avec ses odeurs, sa douceur, les jolies couleurs des arbres, ses brumes et des paysages qui changent.

Bel automne / Vient plus souvent / Que beau printemps.

Cette période peut aller même jusqu’à la Saint-Martin (11 novembre); comme le laisse entendre l’expression d’« été de la Saint-Martin ».

1. Les vendanges

Si le mot de « vendanges » signifie pour tout le monde la même chose depuis quelques milliers d’années (plus de 5000 ans !), la fête qui suit la récolte a changé depuis le milieu du XXe siècle aux yeux de beaucoup devenus, non plus acteurs, mais spectateurs. De même, les fêtes des Moissons ont changé et signifient le plus souvent des reconstitutions à l’ancienne. Ces fêtes expriment, non plus le soulagement du devoir accompli, mais la nostalgie pour une réalité disparue : un monde rural devenu imaginaire et idéalisé[2].

Les vendanges débutent entre septembre et octobre, à des dates qui peuvent varier d’un mois d’une année à l’autre (voir les travaux d’Emmanuel Leroy Ladurie).

Mais les dictons annoncent encore :

Gelée d’octobre / Rend le vigneron sobre.

En octobre tonnerre / Vendanges prospères.

Elles constituent une étape marquante dans la fabrique du vin et le vin n’est pas qu’un breuvage, c’est tout un symbole : comme le pain, c’est « le fruit du travail des hommes ». La sacralisation de la vigne et du vin est universelle. Dans la Grèce ancienne, le vin, associé à Dionysos (le Bacchus des Romains), figurait le breuvage d’immortalité[3].

Gage de sérieux, c’était déjà au temps des Gaulois qui se le procuraient en Italie, un objet de redevances en nature[4].

Le raisin reste, encore aujourd’hui, tributaire du climat. La quantité et la qualité du vin dépendent du ciel et du temps qu’il fait toute l’année. En effet, en cours de mûrissement, il peut être menacé par les gelées printanières, les pluies prolongées, les orages de grêle, trop de sécheresse, etc.

Les dictons, avec conseils au vigneron pour une bonne culture et un avenir prospère, sont nombreux toute l’année :

 Mai froid / Granges pleines, tonneaux vides.

Juin pluvieux / Vide cellier et greniers.

Ce qu’août ne cuira, Septembre ne le rôtira.

Les dictons font souvent référence aux saints protecteurs – pas moins d’une trentaine de saints patrons des vignerons ! –, à commencer par le plus célèbre d’entre eux, saint Vincent, diacre de Saragosse, martyr de Dioclétien au début du IVe siècle, fêté le 22 janvier.

 A la Saint-Vincent / Le vin monte au sarment / Ou s’il gèle, il en descend.

Saint-Vincent clair et beau / Plus de vin que d’eau.

Parmi les autres saints patrons de la vigne, citons :

  • saint Urbain, évêque de Langres au Ve siècle (fêté le 23 janvier),
  • saint Paul apôtre, mort martyr à Rome vers 67 (fêté le 25 janvier),
  • saint Georges de Lydda, vainqueur du dragon, martyr du IVe siècle (fêté le 23 avril),
  • saint Marc, évangéliste du 1er siècle (fêté le 25 avril),
  • saint Vernier (ou Verny en Auvergne), martyr du diocèse de Trèves du XIIIe siècle (fêté le 22 janvier, 19 avril ou 20 mai),
  • saint Didier de Langres, évêque honoré comme martyr ( ♱ 407) (fêté le 23 mai),
  • saint Marcellin, pape, martyr à Rome du IVe siècle (fêté le 2 juin),
  • la Vierge Marie (fêtée le 15 août, jour de l’offrande des prémices à l’église), etc. 

Dans cette liste, tous sont des saints du premier millénaire, à l’exception de saint Vernier. Presque tous sont des martyrs qui ont versé leur sang pour leur foi au Christ : le sang et le vin ont toujours été rapprochés.

Dans les dictons, dont la vérité n’était jamais remise en cause, il s’agit le plus souvent de saints anciens : cela ne signifie pas que le dicton est lui-même du 1er millénaire, mais qu’il fait référence à un saint connu au moins localement, comme saint Didier de Langres[5].

La date de la fête du saint ne donne pas d’indication sur l’origine du culte mais, en revanche, selon Claude Royer, elle « coïncide souvent avec un moment capital du cycle végétatif »[6]. La Saint-Vincent, par exemple, le 22 janvier, est à l’époque de la montée de la sève et correspond au début de la taille.

Les vendanges constituent un travail manuel fatigant et demandent beaucoup de main d’œuvre mixte, contrairement aux moissons aujourd’hui mécanisées dont la main d’œuvre, réduite, est essentiellement masculine. Elles sont marquées dès le début par la gaieté et la joie de vivre, ce qui n’est pas le cas pour les différents travaux viticoles (nombreux), sauf peut-être pour la plantation de la vigne qui a lieu en hiver avec le concours de voisins. Comme l’écrit Arnold Van Gennep, « cueillir du raisin à longueur de journée soûle ; ensuite, le vin nouveau soûle aussi ; d’une manière légère et inoffensive, certes, mais assez pour donner aux vendanges dans tous les pays, l’aspect d’une licence temporaire du même type que celle du Carnaval »[7]. En effet, les farces entre jeunes gens sont de mise (comme le barbouillage du visage avec une grappe oubliée), mais sans sens érotique exagéré.

Avec les efforts que les vendanges impliquent, on comprend que, selon un vrai « rite de terminaison », pour reprendre l’expression du même Arnold Van Gennep[8], la fin des travaux engendre un important soulagement : il se traduit par une fête d’abondance marquée par un copieux repas rassemblant maîtres et ouvriers.

Pour signaler la fin du travail, on décorait autrefois la dernière voiture, comme pour les moissons. Si la décoration du char n’a plus lieu, le grand repas est une tradition qui ne se perd pas.

Le repas traditionnel de la fin

C’est un repas bien arrosé, qui se termine en musique et par des danses. Il porte différents noms suivant la région. C’est en général le même nom que pour le repas de la fin des moissons.

– Le chien ou le cochelet en Champagne, le tue-chien en Franche-Comté : un animal – le coq, le chien, le chat… – symbolisait souvent la partie finale d’un gros travail (moisson, vendange…)

– La poëlée ou paulée, en Bourgogne, du latin epulum, repas, banquet. Pour certains, la paulée provient du patois paule (« pelle »), d’après le nom de la dernière pelle de raisins versée dans le pressoir ;

– La révole en Beaujolais ;

La passée ou percée, en Beauce et en Normandie quand on y faisait du vin ;

– La gerbebaude ou gerbaude dans le Bordelais ou le Centre, du nom de la dernière gerbe décorée de fleurs et soigneusement recueillie sur le dernier char des moissons.

Ce grand repas a lieu pour remercier les vendangeurs, généralement chez le propriétaire à la fin du travail. C’est-à-dire à une date qui n’est pas connue à l’avance et qui dépend non  seulement du début des vendanges, mais aussi des aléas du temps qu’il a fait pendant.

Aujourd’hui, les vendanges urbaines, très différentes, sont remarquables pour leur aspect « folklorique » et spectaculaire : par exemple, les Vendanges de Montmartre qui permettent de remplir 1000 bouteilles, le 2e week-end d’octobre, avec le défilé de nombreuses confréries. C’est l’occasion d’une grande fête, avec des spectacles et de la musique (accordéons, orchestres en tout genre, chorales…) Plus de 500 000 visiteurs se pressent parmi les 150 stands de « produits du terroir » (pas seulement du vin, mais aussi des huîtres, du foie gras, du fromage, etc). La première, sous le parrainage de Fernandel et de Mistinguett, date de 1934 et cette année 2019 a été la 86e édition, ce qui laisse entendre que les vendanges de Montmartre n’ont pas été suspendues pendant la 2de Guerre mondiale.

De nos jours, ce ne sont plus les vendanges mêmes qui sont source de réjouissances, mais l’arrivée du vin nouveau à une date déterminée à l’avance. Ces événements dépendent de la vinification, la « Martinification » comme on disait autrefois, selon le nom de saint Martin, quelques semaines plus tard lors du second automne. Le retentissement de ces journées est mondial. Parmi ces réjouissances, on peut citer celle du Beaujolais nouveau, le 3e jeudi du mois de novembre, institué en 1951[9]. Ces événements ne dépendent plus du climat ! Ce sont des opérations commerciales attendues.

Autre manifestation connue : les trois Glorieuses

Les célèbres trois Glorieuses ont lieu en Bourgogne en novembre (rien à voir avec les journées de juillet 1830 du même nom). La 1ere Glorieuse, le troisième samedi de novembre, donne lieu à un Chapitre de la Confrérie des Chevaliers du Tastevin : c’est un grand dîner de six services pour 600 confrères et amis, où smokings et robes longues sont de rigueur, au château du Clos de Vougeot. (Il y a 16 chapitres ou dîners gastronomiques de la Confrérie par an.) A l’occasion de ce dîner, « le Grand Conseil de l’ordre tient audience solennelle et assaisonne cette soirée d’humour et de commentaires au long des harangues et des cérémonies d’intronisations »[10]. Le premier chapitre de la Confrérie eut lieu le 16 novembre 1934. Cette réunion (ainsi que celles qui vont suivre) a été suspendue pendant la 2de Guerre mondiale.

Fondé par des moines de l’abbaye de Cîteaux au XIIe siècle et acquis par la Confrérie en 1945, le château est le chef d’ordre de la Confrérie qui comprend 12 000 chevaliers dans le monde. Cette célèbre Confrérie soutient des organisations à but caritatif ou humanitaire, en particulier la fondation pour la recherche sur les AVC. Elle est à l’origine de la Saint-Vincent tournante, depuis 1938, fête qui se déroule vers le 22 janvier chaque année dans un lieu différent de Bourgogne. En 2020, elle aura lieu les 25 et 26 janvier, à Gevrey-Chambertin.

Par ailleurs, le Château du Clos de Vougeot est le siège de l’association des Climats de Bourgogne récemment classés au Patrimoine Mondial par l’UNESCO. Citons Bernard Pivot : « En Bourgogne, quand on parle de climats, on ne lève pas les yeux au ciel, mais on les baisse sur la terre ». Chaque climat, terroir d’excellence, a son identité. Les 1247 climats, ou parcelles, ont donné des noms officialisés par les Appellations d’Origine Contrôlée.

La 2e Glorieuse est la vente des Hospices de Beaune, le 3e dimanche de Novembre, le lendemain donc du chapitre du Clos de Vougeot. Selon le souhait de son fondateur, le Chancelier Nicolas Rolin (grande figure politique de Bourgogne du XVe siècle), cette vente aux enchères des vins des Hospices de Beaune demeure l’une des plus célèbres manifestations de charité au monde et les professionnels attendent tous l’évènement. Depuis 1945, les Hospices soutiennent chaque année diverses modernisations des équipements de la ville (hôpitaux, monuments historiques…). En outre, ils soutiennent une ou plusieurs autres associations caritatives, représentées par des personnalités, en versant à ces causes les profits de la vente d’un tonneau de vin, la « pièce des Présidents ». Ce tonneau est mis en vente à la bougie pendant une heure. (La vente se déroule sous la Halle de Beaune depuis 1959 et non plus dans la cuverie même. Depuis 2005, la maison Christie’s est activement présente aux côtés des Hospices pour cette vente.)

Les trois Glorieuses se terminent le lundi par la Paulée de Meursault, créée en 1923. Ce repas gastronomique rassemble plus de 700 convives dans les caves du château de Meursault (qui datent du XIIe au XVIe siècle). Chacun des invités apporte sa bouteille. Depuis 1932, au cours du repas, un prix littéraire est décerné à un écrivain amoureux de la Bourgogne qui remporte 100 bouteilles de Meursault. Outre le repas, des animations sont prévues tout au long du week-end : musique, défilés costumés, animations de rue, etc.

On peut citer d’autres fêtes locales, dites « fêtes bachiques » selon une expression récente, comme la Saint-Vinage à Boulbon (Bouches-du-Rhône), à l’occasion de la Saint-Marcellin, le 1er juin, où les hommes font bénir une bouteille à l’église.

La fête du Biou à Arbois (Jura), le premier dimanche de septembre, représente l’offrande à l’église des prémices sous la forme d’une grappe gigantesque reconstituée, le biou.

Les fêtes autour du vin engendrent souvent des offices religieux à l’église et des processions à travers les vignobles, avec vénération de la statue du saint. Il est important de noter que l’aspect religieux n’en a pas disparu.

2. Les Foires

Cette première partie de l’automne est donc par excellence une période d’abondance et qui dit abondance, sous-entend gains sonnants et trébuchants. Les foires sont de grands rassemblements dont les activités sont contrôlées par les autorités urbaines. Si des lieux d’échange périodiques existaient auparavant, ces foires se sont développées à la fois parallèlement au culte des reliques, à la révolution commerciale entre le XIe et le XIIIe siècle, et à la montée de l’urbanisation[11]. Au début du XIVe siècle, elles étaient pratiquement en place et correspondaient en général à la fête patronale[12]. Ainsi en est-il par exemple pour la Saint-Michel d’Etampes, qui débutait le 29 septembre et durait huit jours : elle avait été instituée à perpétuité par Louis VII, par lettre patente du 12 août 1185[13]. Alphonse Dupront avait justement observé à propos de la fête patronale l’équilibre ternaire unissant célébration religieuse, liesse populaire et foire, sans les dissociations qui séparaient habituellement culte, fête populaire et vie économique[14].

Le jour de la foire était un important repère dans le calendrier pour l’élaboration des baux ruraux. Elle se doublait souvent de « louées », donnant aux paysans l’occasion d’embaucher des employés.

Dans ces rassemblements d’hommes et de femmes, de jeunes gens et de jeunes filles, les ventes et les achats ne constituaient qu’une partie des attractions[15]. Aux marchands de vins, huiles, miels, épices, alimentation, métaux précieux, quincaillerie, draps, etc, se mêlaient des musiciens, des bateleurs et des montreurs d’animaux, vendeurs de rêve et d’évasion que Christian Desplat appelle « marchands de bonheur »[16].

Sous la IIIe République, des comices agricoles, autres rassemblements d’intérêt économique, ont parfois remplacé les foires ou s’y sont ajoutés.

II – LE SECOND AUTOMNE

Il est beaucoup plus court et c’est là qu’apparaissent les plus grands changements dans la vie des paysans en raison de l’arrivée de l’obscurité et du froid. Lors des nuits interminables qui entourent le solstice d’hiver (environ un mois et demi avant, un mois et demi après), le rythme diurne s’est imposé longtemps. L’éclairage artificiel nous permet de mener le soir des activités comme en plein jour, mais l’invention de l’électricité n’est pas si ancienne.

On cesse de s’activer dehors, et on rentre à la maison.

Terre retournée et blé semé / Le ciel peut neiger.

La Toussaint venue / Quitte ta charrue.

Quel que soit le temps le 1er novembre / Commence le feu dans ta chambre.

Avec la Toussaint, vient une époque qui engendre des craintes, et le culte des morts n’est pas pour rien placé à cette époque. La nuit, les revenants ne sont jamais loin ! Qui dit présence des défunts, sous-entend aussi présence d’êtres surnaturels.

Des phénomènes de conjuration se multipliaient et se multiplient encore, avec de nombreuses sorties aux lanternes et quêtes rituelles des enfants. 

De même, pendant cette période, de grands repas, comme ceux de la Saint-Martin ou le Thanksgiving des Américains, marquaient (et marquent encore) un point final à l’année de labeur et une reconnaissance pour les fruits de la terre obtenus.

1. Les lanternes végétales

Les célèbres tournées des enfants à Halloween ne sont pas nées à la fin du XXe siècle. Elles étaient bien attestées en Irlande au XIXe siècle, sans les déguisements que l’on connaît, et avaient lieu avant un grand dîner qui réunissait familles et amis[17]. Cette fête se rattache à une fête celtique, Samain, qui annonçait début novembre l’arrivée de la saison froide et qui célébrait le début d’année, mais surtout, elle ressemblait beaucoup à l’ancienne veillée domestique le soir de Noël connue en Europe encore au début du XXe siècle. D’Irlande, la fête d’Hallow’even qui tient son nom de All Hallows Even (veille de tous les saints) est partie en Amérique du Nord, en particulier avec ceux qui voulaient fuir la grande famine due à la crise de la pomme de terre, qui extermina de nombreux Irlandais vers 1840.

Lors de cette nuit spéciale (ces nuits qui constituaient une « parenthèse d’éternité » selon Françoise Le Roux), les morts revenaient se mêler au monde des vivants. C’est ainsi qu’Halloween est devenue la nuit des esprits et des êtres surnaturels (bénéfiques et maléfiques), imposant avec son américanisation des sorcières et des toiles d’araignées. Longtemps les enfants demandaient des pommes ou des noix pour jouer ensuite, mais les enfants américains ont imposé de porte en porte dans les années 1930: « Trick or treat ! » (« un bonbon sinon un mauvais sort ! »).

Assez légères pour pouvoir être portées à bout de bras, les lanternes végétales creusées dans une courge ou une grosse betterave ont donné lieu aux célèbres citrouilles (trop lourdes, elles, pour être portées par des baguettes) et qui décorent fenêtres, balcons ou perrons.

De même, on trouve d’autres tournées en Europe à des dates avoisinantes.

– Le soir du 10 novembre à Dunkerque, les enfants, porteurs de lanternes et de betteraves illuminées, défilent en chantant derrière saint Martin, habillé en évêque à l’image de saint Nicolas, accompagné de son âne[18]. Généreux, le saint distribue des volaeren ou follards, petites brioches à deux têtes. Selon la légende, venu évangéliser les Flandres, le saint aurait perdu son âne parti dans les dunes à la recherche de chardons. Les enfants, munis de torches et à grand renfort de teutres (trompes sonores), auraient retrouvé l’animal et, comme récompense, saint Martin leur aurait distribué des craquendoules ou « crottes de l’âne ». Les enfants trouvent encore parfois près de la porte d’entrée des beignets ronds déposés dans la nuit.

– Le soir du 10 novembre, en Allemagne pour la Saint-Martin, particulièrement en Rhénanie et en Hesse, les enfants munis de lanternes en carton défilent en chantant derrière un cavalier romain sur un cheval blanc qui mime le partage du manteau (scène bien connue de la vie de saint Martin). Ils vont ensuite par petits groupes, quêter de porte en porte des « cornes de la Saint-Martin » (des pâtisseries).

– En Angleterre, la Guy Fawkes’Day, le soir du 5 novembre, est à rapprocher de ces traditions[19]. La fête s’appuie sur un fait historique : la « Conspiration des poudres ». Avec d’autres conspirateurs, le catholique Guy Fawkes tenta de faire sauter le parlement de Londres en 1605 pour s’opposer à la politique du roi Jacques I. Cette fête marquée par des feux de joie, des feux d’artifices et des pétards, est attestée depuis la fin du XVIIIe siècle. Elle donne lieu à une quête d’enfants réclamant de maison en maison « a penny for the guy », mannequin de paille que l’on brûle ensuite dans le jardin.

– En Suisse, dans la région de Zurich, a lieu début novembre la tournée des « rabeliechtli » où les lanternes des enfants sont creusées dans des navets.

– Par ailleurs, autre tradition lumineuse, pour la Saint-Martin, sont allumés des feux de joie où l’on grille des châtaignes en buvant du vin nouveau, comme au Portugal, en Norvège ou en Allemagne.

2. L’oie de la Saint-Martin

L’armistice du 11 novembre 1918 a occulté en France la Saint-Martin. Pourtant, c’était une fête populaire qui avait été fermement condamnée par l’Eglise à différentes reprises dès le VIe siècle, par le synode d’Auxerre (vers 585)[20]. Comme le Carnaval à la veille du Carême, c’était une occasion de réjouissances avant l’Avent, période de pénitence, avec « dégustation d’oies grasses et de vin nouveau », pour reprendre les mots de Claude Gaignebet[21].

Plus de dix siècles plus tard, en 1664, le chanoine Jean Deslyons, de Senlis, dans ses Discours ecclésiastiques, était encore choqué de voir que le vin de Saint-Martin était plus connu du peuple que la vie du saint[22].

Par ailleurs, on organisait dans les fermes des repas de la Saint- Martin à la mi-novembre avant les congés des domestiques. Ce repas avait lieu pour remercier le Ciel des produits de la terre à la fin de l’année de labeur : il ne faut pas le confondre avec les repas terminaux des moissons ou vendanges, ni avec les grands repas prometteurs de fin d’année.

Comme le disait le dicton :

A la Saint-Martin / Tue ton cochon et invite ton voisin.

L’oie de la Saint-Martin se consomme encore dans différents pays d’Europe (en Suède, en Allemagne, en Suisse…).

C’était un repas d’action de grâce, dans un esprit très bien conservé en Amérique du Nord avec le repas de Thanksgiving que les Américains prennent en famille et avec des personnes isolées. Après la Saint-Martin, les ouvriers quittaient leurs maîtres et repartaient chez eux, souvent avec une oie. Cet oiseau de la Saint-Martin est à l’origine de la dinde de Thanksgiving, la volaille locale de ce repas de la fin novembre[23]. On prête généralement son origine au premier repas institué par les pèlerins fondateurs, les « pilgrim fathers », un an après leur arrivée sur le Mayflower le 21 novembre 1620 à Plymouth (actuel État du Massachusetts). C’était une façon, pour ces Européens venus d’Angleterre et de Hollande, à la fois de fêter le repas de la Saint-Martin et de remercier les Indiens locaux[24] car cette première année avait été très difficile. Aux USA, Thanksgiving se répandit en novembre dans tout le pays après la Guerre d’Indépendance, et en 1863, le président Lincoln la plaça au quatrième jeudi de novembre, comme une véritable fête nationale[25]. Le jour est devenu férié en 1941 et le lendemain, « Black Friday », Vendredi Noir (Vendredi Fou au Canada), est une journée généralement chômée, où les magasins sont « noirs de monde ». Le menu de Thanksgiving est devenu quasiment invariable : dinde farcie, accompagnée d’une purée de patates douces, et de cranberry sauce (gelée d’airelles dites canneberges), puis tarte au potiron au dessert.

Les saints qui précèdent Noël sont généreux, à l’image de saint Martin qui a partagé son manteau, de saint Nicolas qui apporte des pains d’épices le 6 décembre, ou de sainte Lucie qui, en Suède, apporte lumière et vivres le 13 décembre. Non seulement d’autres grands repas prometteurs d’abondance vont avoir lieu au moment où une nouvelle année renaît, attestés déjà dans la Rome impériale dans les premiers siècles de notre ère, mais aussi par les « étrennes », cadeaux tombés du ciel ou qui se voulaient également annonciateurs de prospérité.

Nadine Cretin


[1] L’automne, Presses Universitaires Blaise Pascal, Clermont-Ferrand, 2007.

[2] Françoise Lautman, « La fête locale. Mise en scène ? Mise en œuvre ? », Ethnologie Française, 1, 1987, Paris.

[3] Claude Royer, Les vignerons. Usages et mentalité des pays de vignobles, Berger-Levrault, 1980, p. 191.

[4] Jean-Louis Brunaux, Nos ancêtres les Gaulois, Seuil, 2008.

[5] La datation des jours, appelée « datation liturgique », s’est servie de la fête du saint comme moyen commode de dater le jour de l’« année du Christ » ou l’« an de grâce » à partir de la fin du XIIe siècle. C’était auparavant la désignation des jours à la romaine (ides, nones…) qui prévalait. Avec des chiffres, elle était plus complexe, et n’a pas dépassé le cap du XIIIe siècle. On voit ici qu’au Moyen Age, le temps créé par Dieu n’existait qu’à-travers Lui et n’appartenait qu’à Lui et non à ses créatures.

[6] Claude Royer, Les vignerons. Op. cit., p. 164.

[7] Le folklore français, « Bouquins », Robert Laffont,rééd. 1999 (1953), p. 2054.

[8] Le folklore français, id., p. 1851.

[9] Deux appellations produisent ces vins primeurs : les beaujolais et beaujolais villages.

[10] http://www.fondation-recherche-avc.org/partenaire/confr%C3%A9rie-des-chevaliers-du-tastevin

[11] Jacques Le Goff, Marchands et banquiers du Moyen Age, Que sais-je ? PUF,2001 (1956), p. 9.

[12] Benoît Cursente, dans Christian Desplat, Foires et marchés dans les campagnes de l’Europe médiévale et moderne, Actes des XIVes Journées internationales d’histoire de l’abbaye de Flaran, septembre 1992, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1996, p. 11.

[13] Armand Caillet, Le folklore étampois commun à la Beauce, au Gâtinais et au Hurepoix, Paris, Maisonneuve et Larose, 1967, p. 42.

[14] A. Dupront, Du sacré, Gallimard, p. 443. Certaines fêtes patronales perdent leur appellation pour devenir « fête de la courge » ou « de la citrouille », mais elles conservent la date voisine de la fête du saint.

[15] C. Desplat, op. cit., 1996, p. 194.

[16] C. Desplat, op. cit., 1996, p. 195.

[17] Guibert de La Vaissière Véronique, Les quatre fêtes d’ouverture de saison de l’Irlande ancienne, Crozon, Ed. Armeline, 2003, p. 46.

[18] Patrick Oddone, « Saint-Martin, fête européenne de la lumière », http://www.communaute-urbaine-dunkerque.fr/fr/territoire/histoire-du-territoire/saint-martin-fete-europeenne-de-la-lumiere/index.html

[19] Jack Santino ed, Halloween and Other Festivals of Death and Life, The University of Tennessee Press, 2000 (1994), p. 83 et suiv.

[20] Jean Gaudemet, Brigitte Basdevant, Les Canons des concciles mérovingiens (VIe-VIIe siècles), T. II, Cerf, 1989, p. 491.

[21] J.-L. Flandrin qui cite le P. J. Croisset, 1721, Un temps pour embrasser, éd. du Seuil, 1983, p. 184 ; Claude Gaignebet, Fêtes du monde. Europe, Ed. du Moniteur, 1980, p. 14.

[22] Chanoine Jean Deslyons, Discours ecclésiastiques contre le paganisme des roys de la fève et du roy-boit…, publié chez Guillaume Desprez, Paris, 1664, p. 20, 21.

[23] Le quatrième jeudi de novembre aux USA et le deuxième lundi d’octobre au Canada

[24] En particulier Samoset de la tribu des Abenaki, premier amérindien rencontré, et Squanto de la tribu des Patuxets, elle-même sous-tribu des indigènes Wampanoag (ou Massasoit, du nom de leur chef).

[25] http://french.france.usembassy.gov/a-z-thanksgiving.html