En France, selon une pratique carnavalesque, des feux cérémoniels avaient lieu le premier dimanche de Carême appelé « dimanche des Brandons » ou « des Bordes » (ou « Bourdes »). Encore au début du XXe siècle, dans les vergers et les champs de nombreuses régions rurales, les jeunes gens allumaient des feux fixes en des points stratégiques autour d’un territoire[1], ou promenaient en chantant leurs brandons (du germanique *brand, tison), torches de paille enflammées, selon un rite protecteur et purificateur comparable à l’embrasement du mannequin du Carnaval, ou au lancement de disques enflammés connu encore dans le Nord de l’Alsace. Comme les bûchers fixes, ces feux mobiles étaient censés raviver le soleil, purifier le territoire, éloigner les dangers de « l’ailleurs » et débarrasser les champs des animaux nuisibles et des mauvaises herbes ; c’était aussi l’occasion de rapprochements entre les jeunes gens. Parfois allumés par les derniers mariés, ces feux impliquaient souvent la présence des jeunes couples de l’année qui n’avaient pas encore d’enfant. Apparaît clairement ici la fonction magique et fécondante du feu cérémoniel et de sa fumée, qui caractérise aussi les feux de la Saint-Jean.
A cette même époque, on « noyait les lampes » (le coup’ron dans les Ardennes, les Lichterschwemmen en Suisse), en jetant à la rivière des planchettes illuminées pour, disait-on, emporter ailleurs les veillées qui cessaient dès que le travail de la terre pouvait reprendre[2]. C’était évidemment une façon de renvoyer l’hiver.
LA mI-cARÊME
La Mi-Carême, un jeudi au milieu du Carême comme son nom l’indique (parfois le dimanche suivant), est également une pause attendue dans cette austère période de jeûne. Cette fête tardive aurait été instaurée en 1216 par Innocent III. A Rome, un corso (course de taureaux) se déroulait ce jour-là : à l’instigation du pape Paul III († 1549), ce corso s’accompagna d’un défilé de chars et de mascarades[3]. Cette journée se caractérise, comme Mardi-Gras, par une suspension des interdits et permet de revivre les traditions du Carnaval, avec farces, mascarades et abondance alimentaire (crêpes, gaufres, bugnes ou beignets). En Alsace, à Buschwiller dans le Sundgau, un garçon choisi parmi les conscrits, surnommé « le putois » (d’r Iltis), est déguisé en mannequin de paille portant une longue queue, et haut de près de quatre mètres avec son chapeau pointu. Il est promené par ses camarades armés de bâtons noueux qui le retiennent avec des cordes, quêtant des œufs ou de l’argent de porte en porte en chantant. A ceux qui ne donnent rien, les conscrits menacent de lâcher le putois dans le poulailler. Une coutume semblable a lieu dans une commune voisine, à Attenschwiller : accompagné de compagnons de son âge, un garçon de treize ans, couvert d’un costume de paille décoré de fleurs en papier, va quêter de porte en porte. Ces mannequins vivants qui appellent le renouveau tiennent de l’homme sauvage et, comme le géant de Carnaval, ils symbolisent l’hiver et les maux qui lui sont associés.
Cette journée printanière permet de « fendre (ou scier) la vieille », selon une expression connue en Europe qui personnalise le Carême. En Berry, en Limousin, dans le Quercy et en Auvergne, encore au milieu du XIXe siècle, une procession d’enfants armés de sabres ou de scies en bois accompagnait à la rivière un mannequin de paille, de bois ou d’argile représentant une vieille femme. Appelée « sorcière », la Vieille pouvait être également sciée ou brûlée. Dans les Alpes, à Saint-Jean-de-Maurienne par exemple, on découpait dans du papier des « rosses-vieilles » en forme de scies, que l’on accrochait dans le dos des gens et cette farce était encore connue à Turin au milieu du XXe siècle. Dans les pays méditerranéens (France, Italie, Espagne), on sciait ce jour-là une bûche qui représentait la Vieille de Carême dont on déplorait les souffrances dans la joie. Comme les mannequins vivants d’Alsace, cette créature appelée à disparaître est précieuse pour son existence temporaire. Symbolisant l’année finissante, cette Vieille évoque la stérilité avant le renouveau, et la journée de rires qui la « fend » rappelle celle du 1er avril.
Le 1er-Avril
Le 1er-Avril, (April’s Fool’s day, fête du Fou d’Avril, dit-on en Grande-Bretagne) est une journée qui dérive des fêtes d’inversion propres au Carnaval, une parodie des fêtes du début d’année. En Espagne, la journée des farces a lieu le 28 décembre, jour des Saints-Innocents, ce qui confirme la fonction carnavalesque de cette journée où les petits deviennent grands, où ceux qui font des farces sont pris au sérieux. La dérision domine le 1er-Avril, douze jours après l’équinoxe de printemps, en cette journée liée à l’avènement de la nouvelle saison qui soulage de l’hiver, et qui tombe en général pendant l’austère période du Carême. L’année débutait à ce moment-là, à quelques jours près : le 25 mars du Xe siècle jusqu’au début du XIIe siècle, et par endroits jusqu’au XIIIe siècle, selon le style de l’Annonciation, et à Pâques, en France jusqu’en 1564[4]. Dans un grand mouvement de modernisation des monarchies européennes, le XVIe siècle vit ainsi l’abandon des anciens styles (en particulier dans les années 1550-1570) au bénéfice du Nouvel An le 1er janvier
Avec les grandes découvertes du XVIe siècle, puis la colonisation, le Nouvel An s’est imposé dans le monde le 1er janvier et il est maintenant devenu courant de fêter l’avènement de la nouvelle année la nuit de la Saint-Sylvestre, à minuit pile.
Le 1er-Avril illustre bien le rire libérateur qui accompagne le renouveau, soulagement qui motivait ce rire autorisé à l’église le jour de Pâques ou de la Pentecôte jusqu’au XVIe siècle, à mettre en parallèle avec le silence rompu des cloches[5].
Les plaisanteries, que l’on associe souvent à d’anciennes étrennes, sont ponctuées en France de l’expression énigmatique : « Poisson d’Avril ! ». Ces farces sont faites aux personnes de tout âge et de toute condition sociale, tandis que les plaisantins accrochent parfois dans leur dos la silhouette d’un poisson en papier. Claude Gaignebet voit dans cet accrochage la nécessité d’un « retournement » du temps que le geste même implique[6]. Différentes hypothèses peuvent justifier ce poisson. Il semble avant tout par sa présence se moquer des autorités, de l’Eglise en particulier qui impose le Carême, car il est l’un des rares aliments autrefois autorisés en période de jeûne. Par le nombre de ses œufs, le poisson évoque la vie et la fécondité, comme la poule ou le lièvre, autres animaux prolifiques célèbres au printemps. Une origine sémantique peut encore être avancée et donne au poisson une connotation érotique : le « maquereau », la « maquerelle », la « morue » sont des noms évocateurs d’amours illicites et de débordements sexuels. De même, la « vieille », autre nom du labre, poisson marin ridé, est le nom donné en France à l’année finissante ainsi qu’au Carême.
Les farces du 1er-Avril, qu’Arnold Van Gennep, grand folkloriste français († 1957), rapprochait des « farces de réception », étaient connues au moment du Carnaval, lors des veillées et des fêtes patronales ou professionnelles[7]. Répandues d’abord en milieu urbain, ces farces jouées aux nouveaux, sans aspects licencieux particuliers, représentaient une épreuve d’admission, forme de bizutage pour les jeunes apprentis qu’on envoyait chercher des objets introuvables : des passoires sans trous, de l’huile de coude ou des cordes à lier le vent, par exemple[8].
[1] Cette notion d’encerclement est importante, comme l’a remarqué Marie-France Gueusquin-Barbichon, dans « Protection des personnes et des espaces dans un village du Morvan », Ethnologie Française, 1981/3, p. 228.
[2] Colette Méchin note la transposition opérée par la pensée traditionnelle d’une notion temporelle (les veillées sont révolues) en notion spatiale (on les envoie plus loin). Saint Nicolas, Berger-Levrault, 1978, p. 59.
[3] Voir Yvonne de Siké, Fêtes et croyances populaires en Europe, Bordas, 1994, p. 105.
[4] 1564 marque le début de l’année civile en France au 1er janvier depuis le roi Charles IX.
[5] Colette Méchin, Saint Nicolas, 1978, p. 109 ; A. Van Gennep, Le folklore français, I, vol 3, éd. 1998, pp. 1013, sq.
[6] Fêtes du monde. Europe, Ed. du Moniteur, 1980, p. 11.
[7] Le folklore français, I, vol. 3, rééd. Robert Laffont « Bouquins », 1998, pp. 931, 932.
[8] Sur cet objet carnavalesque, voir Claude Gaignebet, Le Carnaval, Payot, 1974, chapitre IV, « La corde magique », p. 65, sq. On craignait autrefois les cordiers, populations isolées au Moyen Age au même titre que des lépreux, car les fabricants de cordes et de liens passaient pour des êtres magiques, dangereux et religieux à la fois. Ils avaient un lien privilégié avec l’Au-delà, car les vapeurs de chanvres auxquelles ils étaient soumis les y faisaient voyager. Vladimir Propp rapproche dans le conte l’échelle et la corde, moyens mécaniques de traversée qui permettent le voyage dans l’autre monde. (Les racines historiques du conte merveilleux, Gallimard, 1983, p. 279)