Extrait de mon livre Fêtes de la table et traditions alimentaires, Le Pérégrinateur, 2015
Emblème très ancien d’immortalité, l’œuf, lié à la vie nouvelle et symbole universel de perfection et de fécondité, est fêté au printemps : il figure dans de nombreuses légendes sur l’origine du monde. Abondants dans les basses-cours après l’hiver, et permis partout après le Carême, les œufs sont célébrés au moment de Pâques[1]. Vers la fin du XIIe siècle, l’Eglise inscrivit une Benedictio ovorum (« Bénédiction d’œufs ») dans les livres liturgiques.
Tout comme certains animaux réputés pour leur « ponte » féconde – la poule, le poisson et le lièvre (ou le lapin) –, les œufs en chocolat et autres friandises sont cachés dans les jardins le matin de Pâques. On dit qu’ils sont déposés par les cloches à leur retour de Rome, où elles étaient parties le soir du Jeudi-Saint. La croyance du silence des cloches, remplacées par des instruments de bois, si elle est attestée très localement à partir du VIIIe siècle (à Rome et dans quelques monastères), ne semble s’être répandue qu’à la fin du XIIe et au début du XIIIe siècle[2]. En Alsace, dans une partie de la Lorraine, en Allemagne et dans les pays anglo-saxons, c’est un mystérieux lièvre (Osterhase ou Oschterhàs) qui dépose les œufs dans des nids aménagés à cette intention. Animal nocturne et lunaire, se reproduisant facilement, le lièvre est associé à la déesse saxonne du printemps Eostre (*Ostara en ancien haut-allemand), qui a donné son nom à l’anglais Easter et à l’allemand Ostern, autrefois célébrée à l’équinoxe du printemps, dont le culte était déjà éteint sous Bède le Vénérable († 735) qui le signalait[3]. Le lapin de Pâques alsacien et l’offrande des œufs est mentionné pour la première fois par Geiler de Kaysersberg († 1510) dans l’un de ses sermons à la cathédrale de Strasbourg, puis en 1572 par Johann Fischart[4].
Teints en rouge le plus souvent, couleur symbolisant l’énergie vitale et réputée protéger en particulier contre les sorcelleries, les œufs étaient offerts aux enfants alsaciens par les parrains et marraines. L’offrande des œufs est également attestée à la cour de France entre les XVIe et XVIIIe siècles, où, après la messe de Pâques, « la distribution par le roi revêtait des formes solennelles »[5]. Louis XIV faisait bénir solennellement de grandes corbeilles d’oeufs dorés qu’il remettait à ses proches. Il recevait en hommage le plus gros œuf pondu pendant la semaine sainte dans le royaume[6]. Madame Victoire, fille du roi Louis XV, avait reçu deux œufs de cane « qui renfermaient, modelés à la cire, de minuscules paysages animés, retraçant les épisodes d’un acte de bravoure et de sagesse dont on parla beaucoup en 1783, et dont le héros fut un vieux maréchal des logis d’Artois-Cavalerie », Louis Gillet, mettant en fuite les deux bandits qui voulaient déshonorer une jeune villageoise et ramenant ensuite la jeune fille chez ses parents[7].
L’offrande d’œufs, teints ou travaillés, accompagne la joie pascale des fidèles orthodoxes qui les donnent à leurs proches avec la formule « Christ est vraiment ressuscité ! ». Sa permanence en Europe laisse deviner une origine plus ancienne, telle la coutume du Lito (été) en Bohême relatée par l’anthropologue anglais James-George Frazer, lors de laquelle des jeunes filles suspendent une poupée habillée à un arbrisseau et chantent de porte en porte :
Le Printemps vient nous rendre visite / Avec des oeufs rouges / Avec des crêpes jaunes… [8].
En Europe centrale, les œufs travaillés, peints, collés ou grattés sont décorés par les femmes et les fillettes. Ils peuvent être de véritables chefs d’œuvre. Plusieurs recettes existent pour les teindre de couleurs vives dans des bains de plantes ou à l’aide de colorants chimiques non nocifs : le rouge est obtenu avec des pelures d’oignons, du vinaigre ou des lamelles de betteraves ; le vert dans un bain de feuilles d’ortie ou de lierre ; le jaune avec des pelures d’oignons ; le marron avec du marc de café…
Au repas du jour de Pâques, les œufs entrent en nombre dans la composition des mets et des gâteaux dont la forme ou le décor sont des symboles explicites de la fête [9] , tels le pâté de Pâques berrichon qui contient des œufs durs, la galette pâquaude, brioche « serrée » vendéenne, les couronnes ou campanili corses, ainsi que, dans de nombreuses régions d’Europe, comme la « couronne de Pâques » allemande (Oesterkranz) ou les Tsoureki grecs, décorés d’œufs teints ou non. En Alsace ou en Pologne, le dessert cuit dans un moule spécial a la forme d’un agneau de Pâques, une faveur enrubannée au cou, et le pannetone italien a la forme d’une colombe décorée de sucre.
Ainsi que des pièces de monnaie, des œufs étaient autrefois distribués aux enfants qui quêtaient de porte en porte le samedi saint lors des « roulées » (Bresse, Bourgogne) ou « pâquerets » (Beauce, Normandie), spécialement aux enfants de chœur pour les rétribuer de leurs services [10]. Ils étaient parfois armés de crécelles ou « taquets » : Donnez le pâqueret aux enfants de chœur / Qui chantent les louanges du Seigneur. / Un jour viendra et Dieu vous l’rendra, Alleluia ! Comme lors de toute quête enfantine, ne rien donner était supposé porter malheur et les enfants n’étaient pas longs à proférer quelque malédiction : Margot a mis sa poule à couver./ C’était pour pas nous en donner./ Un jour viendra et sa poule crèv’ra. Alleluia ! Ces tournées pascales ont perduré jusqu’aux années 1960 dans certaines régions rurales.
Des jeux de plein air prennent place l’après-midi du dimanche ou du lundi de Pâques : roulée, toquée, course aux œufs, chasse aux œufs… La « roulée » consiste à faire dévaler des œufs sur une planche inclinée ou à les faire avancer sur une pelouse comme de grosses billes. Cet usage est largement répandu en Europe. Pour la « toquée » (ou « toquette »), deux concurrents choquent leurs œufs l’un contre l’autre pour casser celui de l’adversaire, en veillant à ne pas fêler le sien : on commence par les deux bouts. La « course aux œufs » permet au concurrent de ramasser en courant plusieurs douzaines d’œufs éparpillés dans un temps donné [11]. Les chasses aux œufs sont répandues aujourd’hui, comme celles de Montrottier (Rhône) depuis 1963, de Thoiry, des fermes de Gally (Yvelines), ou de Vaux-le-Vicomte (Seine-et-Marne) qui consistent à ramasser des milliers d’œufs disséminés dans l’herbe (en chocolat principalement). A Paris, au Champ de Mars, cette chasse est organisée par le Secours Populaire. L’une des plus célèbres, Easter Egg Roll, se déroule à la Maison Blanche : c’était la 136e fois en 2014. Un lancer d’œufs crus se pratique à Valloire (Savoie) le lundi de Pâques depuis 2003.
Impérissables, les oeufs de Carl Fabergé sont de pures merveilles. Fils d’un bijoutier français protestant émigré en Russie, l’orfèvre exécuta en 1884 un œuf de Pâques en or émaillé de blanc contenant une poule miniature, pour le tsar Alexandre III qui voulait l’offrir à son épouse. Devenu par la suite officiellement « Fournisseur de la cour », Fabergé, qui oeuvra aussi pour le tsar Nicolas II, créa jusqu’en 1917 cinquante-sept pièces dont il reste quarante-six exemplaires : leurs minuscules contenus aux mouvements d’automates s’inspirent d’événements historiques et familiaux.
[1] A. Van Gennep, Le folklore français, (1948) 1998, p. 1102 et suiv. ; Jean-Pierre Albert, « Les œufs du Vendredi saint dans le folklore français », Ethnologie française, 1, 1984, pp. 29-44
[2] Dom Jules Baudot, Les cloches, Bloud et Cie, rééd. 1974, p. 49 ; A. Van Gennep, Le folklore français, rééd. Robert Laffont, (1948) 1998, p. 1013.
[3] Faith Wallis, Bede. The Reckoning of Time, Liverpool Univ. Press, 2004 (1999), p. 53.
[4] Gérard Leser, Marguerite Doerflinger, A la quête de l’Alsace profonde, Ingersheim-Colmar, SAEP éd., 1986, p. 42.
[5] Arnold Van Gennep, op.cit., Paris, 1998, p. 1106.
[6] Françoise Lebrun, Le Livre de Pâques, Paris, Robert Laffont, 1986, p. 104.
[7] Vloberg, Fêtes en France, Grenoble, B. Arthaud, 1942, p. 94.
[8] J.-G. Frazer, Le Rameau d’Or, 2e vol., « Le dieu qui meurt », Bouquins , Robert Laffont, (1934) 1983, p. 166.
[9] Nicole Vielfaure, Fêtes et gâteaux de l’Europe traditionnelle de l’Atlantique à l’Oural, Paris, Christine Bonneton, 1993, p. 96.
[10] Claudine Fabre-Vassas, La bête singulière : les juifs, les chrétiens et le cochon, Paris, Gallimard, 1993. p 274.
[11] Pierre-Louis Menon, Roger Lecotté, Au village de France, op. cit., Paris, (1945) 1993, p. 58.